Romans / tchad

LE SOUFFLE DE L'HARMATTAN, la pépite méconnue de Baba Moustapha

Un grand roman, ample et bouleversant

Haroun, le fils d'un éleveur musulman, et Ganda, celui d'un vétérinaire chrétien, cultivent à Râs-al-Fil une amitié forte, heureuse et porteuse de beaucoup d'espoir. 

Au gré des hasards de la vie ils se retrouveront ensemble à N'Djaména, où ils seront au coeur de bien des remous. Par la faute des événements, peu à peu, ils se sépareront, octroyant au livre une dimension et une ampleur de tragédie grecque, d'autant plus que Ganda et Zenabaye, la soeur d'Haroun, tomberont amoureux.

Via cette histoire d'amitié impossible si symbolique, Baba Moustapha nous exhorte chaudement à cette réconciliation dont nous n'avons que trop besoin, et c'est à nous d'entendre ce déchirant appel.

Baba-MoustaphaGrand raconteur d'histoires, Baba Moustapha a, de même, rempli son livre de poésie ainsi que de dialogues très nombreux et réussis, rappelant son affinité pour le théâtre - genre auquel il a pu également contribuer avec succès, malgré son décès précoce, avec "Makarie aux épines" ou encore "Le Commandant Chaka".

L'émotion et la réflexion se mêlent donc dans cette superbe fresque au lyrisme, au suspense, à la peinture du quotidien, mais aussi à l'humour dont ce roman définitivement surprenant n'est pas dépourvu, le tout dans un même souffle, celui de l'harmattan pourrait-on dire, personnage à part entière et titre, quand même, du roman.

Baba Moustapha, on le salue pour cela, confère une dignité et une noblesse particulières, de plus, à ces personnages si souvent délaissés, dans nos sociétés comme dans nos littératures : tel le père d'Haroun, muet face à la fourberie de son beau-frère qui l'usurpe sans scrupules, et qui s'acquitte pour survivre d'un travail harassant et humiliant de porteur de charbon, tout en prétendant travailler comme ouvrier sur un bâtiment de Blancs - comment pouvoir lui en tenir rigueur ? - pour préserver sa famille comme sa réputation.

Les ventouses, en attendant, l'attaquent et menacent cruellement son corps démuni, ainsi que son propre fils s'en rend compte, la mort dans l'âme.

Les femmes, de même, se révèlent magnifiques dans le livre, et, malgré toutes les injustices à leur égard, restent comme immaculées de grandeur d'âme et de dignité, elles aussi. Baba Moustapha en parle si bien, il sait rendre ces mères, ces soeurs - Zenabaye bien sûr, Rakhia pareillement -, ou Hapsita - amourette fugitive d'Haroun vouée à l'échec - si poignantes, si touchantes et si vraies.

L'extrait suivant en rend compte, par exemple : 

 

"C’est ma mère. Je retourne m’asseoir sur la natte. Elle me tend une calebasse d’eau, et s’assied par terre, à côté de la natte réservée à mon père. Je bois le alme-hamout. C’est de l’eau mélangée à des grains de mil et du lait caillé. Quand je finis de boire, elle me demande :

-         C’est à bicyclette que vous êtes venus ?

-         Non, mère. Le docteur Khédelaye nous a déposés sur la grande route.

-         Celui qui soigne les vaches ?

-         Oui, mère.

-         Il est venu chez le père de ton ami, il y a quelques jours.

-         Comment va le village, mère ?

-         Ca va, mon garçon.

Je sais que pour rien au monde, ni elle, ni mon père ne me dirait que les choses vont mal. Son visage ovale aux traits marqués, brûlé par le feu du soleil et le vent, garde toujours cette même expression calme et triste de tragédien, cette beauté silencieuse faite de souffrance et de dignité."

 

Aux amoureux des livres, aux amoureux du Tchad, et aux amoureux d'humanité, on ne saurait recommander trop chaudement de lire "Le Souffle de l'Harmattan".

Bien que l'histoire se passe dans les années 1970, vous y retrouverez bien des réalités actuelles : les contrastes saillants et les inégalités criantes sévissant encore et toujours dans ce pays, les négociations prolongées avec les clandos (ou moto-taxis), le vendeur d'oignons qui pense plus à ses oignons qu'aux voyageurs présents dans sa voiture...

Baba Moustapha prend le temps de nous amener au lycée Félix Eboué, à l'université attenante, ou encore à la grande mosquée de N'Djaména, et quel plaisir de s'y rendre en si bonne compagnie !

ZOOM

Dramaturge autant que romancier

A côté de nouvelles - telle "La Couture de Paris"-, de cet unique roman, ou encore d'études botaniques, Baba Moustapha (1952-1982) a surtout laissé à la postérité, donc, quatre pièces de théâtre : "Le Maître des Djins", "Makarie aux épines" (1979), "Achta, le drame d'une fille-mère" et "Le Commandant Chaka".

Cette oeuvre est considérée par beaucoup de commentateurs comme un aboutissement majeur, elle fut couronnée par le Prix spécial du jury au 11ème Concours Théâtral Interafricain. Le capitaine Muana, officier au sein d'une dictature militaire rigide, doit y arrêter le "commandant Chaka", héros révolutionnaire qui porte les espoirs du peuple de son pays.

Cette pièce de théâtre a été publiée, à titre posthume, aux Editions Hatier, en 1983. En voici un passage mémorable :

 

" JOSE - Avec tout le prestige que vous avez, vous auriez pu vous faire appeler général Chaka (un temps). Bien que général, cela fasse plutôt homme d'état-major ; tandis que commandant, c'est opérationnel.

CHAKA - Je ne suis pas militaire. Les galons et les médailles ne sont que rubans et morceaux de métal.

JOSE - Vous êtes un rebelle.

CHAKA - Je suis un révolutionnaire."

Matthias Turcaud