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Senghor revu et corrigé par deux cinéastes avertis

« Lettre à Senghor » de Samba Felix Ndiaye et « Président Dia » de William Ousmane Mbaye

Programmés pour la première fois l’un à la suite de l’autre, dans le cadre de la Quinzaine du cinéma francophone et du Festival Francophonie Métissée du Centre Wallonie-Bruxelles de Paris, les documentaires « Lettre à Senghor » de Samba Felix Ndiaye et « Président Dia » de William Ousmane Mbaye nous éclairent sur la personnalité ambiguë du premier président sénégalais.

Qui était vraiment Léopold Sédar Senghor ? Encore aujourd’hui, l’image du Président sénégalais demeure communément celle d’un Chef d’Etat illustre, intellectuel rigoureux, poète magnifique admiré de tous, chantre de la négritude, et finalement intouchable figure de l’Etat sénégalais pour avoir incarné à jamais le visage de son Indépendance.

Pourtant, dès son vivant, les décisions et directions prises par le Président Senghor, guidées entre autre par une loyauté presque à toute épreuve envers la France, questionnent ses contemporains, intellectuels, artistes, hommes politiques et compagnons de route.

Deux grands cinéastes nés à sept ans d’intervalle, Samba Felix Ndiaye, en 1945 à Dakar, et William Ousmane Mbaye, en 1952, à Paris, font partie de la première génération de jeunes sénégalais marqués par les préceptes et la politique du Président-poète.

Parvenus à un âge mûr (il est intéressant de remarquer que tous deux attendent d’avoir plus de cinquante ans pour réaliser ces deux films), revenus de l’euphorie des années postindépendances, conscients des rendez-vous manqués par leur génération, ils s’attaquent au sujet cinématographique Senghor avec lucidité et rigueur intellectuelle, sensibilité et pudeur, tachant de porter à l’écran leur propres interrogations sur cet homme illustre, sa vie et sa vision politique.

L’un, par le documentaire biographique, personnel et intime, qui par le truchement d’une lettre adressée par le réalisateur à Senghor, évoque avec poésie la relation de toute civilisation au mythe du père fondateur. L’autre, par le documentaire historique concentré sur un événement majeur ayant marqué les premières années de pouvoir de Senghor : sa décision de faire emprisonner son fidèle ami et complice de lutte, Mamadou Dia, alors Président du Conseil sénégalais en 1962.

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Rencontre avec les aînés de Senghor dans son village natal, à Joal-Fadiouth. " Lettres à Senghor " de Samba Félix Ndiaye. 


Dans « Lettre à Senghor », Samba Félix Ndiaye introduit son propos par le souvenir du jour où le jeune étudiant–prodige Senghor est revenu de France à Dakar, à la fin des années 1950. Un événement exceptionnel puisque Senghor était alors l’« Africain le plus lettré du continent ».

S’en suit le voyage sur les routes caillouteuses du pays vers Joal-Fadiouth, son village natal. Nous sommes alors plongés au cœur des racines de la mythologie senghorienne, là où tout a commencé, chez les Sérère, son peuple.

D’interviews de proches et d’anciens du village à celles de personnalités artistiques, Sédar, « celui qui n’a pas de honte » en sérère, nous apparaît comme un enfant doué, intelligent mais très solitaire, pratiquant beaucoup la lutte, tiraillé entre deux éducations, celle de son père, riche commerçant l’ayant mis très tôt à l’école catholique des Blancs, et celle de son oncle maternel, son mentor, qui l’initie aux pratiques traditionnelles de l’ethnie sérère. De ce tiraillement entre deux aspirations culturelles, il semble que Senghor n’ait jamais pu choisir.

Aux yeux du cinéaste venu chercher des réponses, cette tension permanente constitue une des clés explicatives du mystère Senghor, de cet esprit ambiguë, qui, malgré son ode à la beauté noire, à l’essence même de ce qui lui aura inspiré la philosophie de la « négritude » aura toujours manifesté son amour démesuré, presque « fou » pour la langue française (il donnait tous les soirs à la radio nationale des cours de grammaire française).

Cet amour donna lieu à une sorte de doctrine d’Etat, la « négritude », moteur de développement culturel du Sénégal, s’accompagnant d’une politique internationale tout à fait francophile marquée par une forte loyauté d’ordre filial envers la France. Une position forcément très controversée, à l’époque comme aujourd’hui.

Ce même sentiment filial, symptomatique d’une génération d’intellectuels qui aura eu du mal à couper le cordon symbolique avec l’ancienne mère patrie coloniale, semble être aussi à l’œuvre chez Senghor au moment où il donne l’ordre d’arrêter le Président du Conseil Mamadou Dia, ainsi que quatre autres de ses ministres, le 17 décembre 1962.

C’est ce que laisse à penser le documentaire « Président Dia » de William Ousmane Mbaye. Neveu de l’un des codétenus de Dia, le Ministre de l’économie rurale de l’époque Joseph Mbaye, le réalisateur revient ici sur les conditions qui ont conduit à cette journée, une véritable tragédie fratricide, fondatrice de l’histoire politique du pays. Une décision jugée « incompréhensible », même quarante ans plus tard, par Mamadou Dia en personne.

L’acteur principal de l’événement est aussi le principal témoin du documentaire… Grâce à un heureux hasard qui voulut qu’une équipe de journalistes français assistée de William Ousmane Mbaye l’ait interviewé dans le cadre d’un autre documentaire, et au cours duquel Dia se sera exprimé sur Senghor. Des images de ce documentaire et des rushs non utilisés par cette équipe constituent la principale source d’information du film.

Autre support de valeur, le long entretien sonore accordé par Mamadou Dia à son ancien Chef de cabinet, Roland Colin, quelques temps après sa libération et son amnistie, survenue au bout de douze ans d’emprisonnement, en 1974.

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Senghor et Dia. " Président Dia " de William Ousmane Mbaye.


On comprend alors qu’une fois l’Indépendance déclarée, le Sénégal, tout juste séparé de la Fédération du Mali prend la marche d’une transformation sociale et économique fondée en grande partie sur ses paysans. Alors que Senghor incarne la pensée et la dimension spirituelle de la révolution en cours depuis le sommet de l’Etat, son Président du Conseil (équivalent du poste de premier ministre actuel) descend sur le terrain et mène de front les premiers pas de cette réforme agraire prometteuse. Mais très vite, les intérêts des sociétés agricoles françaises menacés se font entendre. Et l’entourage de Senghor voit d’un mauvais œil le pouvoir grandissant de Dia… La dimension bicéphale du pouvoir exécutif est remise en question.

Vus l’un à la suite de l’autre, « Lettre à Senghor » et « Président Dia » se complètent pour souscrire aux mêmes thèses longtemps contenues par cette génération d’intellectuels contemporains de Senghor qui auront subi ces années de francophilie sans pouvoir trouver les moyens de s’exprimer.

Des éléments biographiques du premier documentaire aux éléments d’analyse politique du second, auxquels s’ajoutent les paroles de Roland Colin, présent dans la salle le soir de cette projection, il est presque douloureux de se dire que le chantre de la négritude n’était pas le porte-parole de l’idéal de liberté et d’indépendance des Etats africains que l’on pensait, et d’émettre l’idée que sa philosophie comme sa pensée et son action politique ne sont peut-être que les résidus d’une pensée coloniale mal digérée… Qu’importe, le spectateur en sort grandi par un portrait plus réaliste de ce Grand Homme du XXème siècle, plus nuancé, plus humain.

Avec en tête également, comme des échos pluriels au combat de vérité historique et politique du cinéaste William Ousmane Mbaye, des images des manifestations de rue du peuple sénégalais luttant contre la réélection du Président Wade en 2012. Porteuses de renouveau.

Bande-annonce PRESIDENT DIA de Ousmane William Mbaye, 2012, Sénégal

ZOOM

Mamadou Dia, véritable sujet du documentaire « Président Dia » de William Ousmane Mbaye

Moins célèbre que Senghor, son illustre contemporain et frère de luttes qui l’aura trahi, en l’accusant d’avoir fomenté un « coup d’Etat », Mamadou Dia n’en est pas moins une personnalité politique centrale de l’histoire du Sénégal.

Né en 1910 à Khombole dans le département de Thies, il devient instituteur. Touché par le sort des paysans, il s’intéresse à la politique et rejoint la SFIO qu’il ne trouve pas assez socialiste à son goût.

Très vite il côtoie le député Lamine Guèye et Senghor dont il devint vite le second de confiance dans les années 1940 et 1950. Spécialiste des questions économiques, influencé par Henri Desroches et Louis-Joseph Lebret, il entend substituer à l’économie coloniale de traite une économie de développement dans une société libre. Pour cela, il s’appuiera une fois le Sénégal indépendant sur les paysans, refondant leur activité sur des coopératives qui ne plairont pas du tout aux intérêts français…

Dans le documentaire que lui consacre William Ousmane Mbaye, Mamadou Dia apparaît comme un homme de bon sens et de conviction animé par un seul souci : le développement de son pays. A sa sortie de prison, il sautera dans les bras de Senghor, véritablement et sincèrement heureux de revoir un ami de longue date. Sa rancœur à l’égard de Senghor n’est pas le fruit d’une colère personnelle due à une arrestation injustifiée et des années de vie gâchées en prison, mais plutôt au net arrêt d’une politique économique tout à fait novatrice qui allait faire du Sénégal un pays exemplaire pour toutes les anciennes colonies devenues indépendantes.

Dans « Sénégal notre pirogue » (2007) Roland Colin, ancien Chef de cabinet de Dia, insiste sur la vision opposée de la démocratie que les deux amis avait : l’un, Senghor, défenseur de la démocratie représentative, l’autre, Dia, précurseur, défenseur d’une démocratie participative fondée sur un travail d’information, de formation et d’éducation généralisée.

Lola Simonet