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WAZA, "consommer de la culture c'est vivre et être ensemble"

Une colocation qui s'est muée en centre d'art

Depuis 2010, le "Waza", mot qui veut dire "imagine" en swahili, s'est imposé comme un pôle culturel important à Lubumbashi.

Rencontre avec son directeur, Patrick Mudekereza, qui revient pour nous sur son parcours, fait un bilan des activités du centre, et annonce quelques-unes de celles qui viendront...

Comment le centre a-t-il vu le jour ?

Patrick Mudekereza : Le centre a vu le jour en 2010, de manière non planifiée. Avec quelques amis, on avait une association culturelle qui proposait des activités, et on cherchait une maison de colocation pour y vivre et juste installer un bureau. On s'est installés dans cette maison le 1er août 2010. Là où on se trouve (ndlr : il s'agit aujourd'hui d'une bibliothèque), c'était par exemple ma chambre à coucher. Les amis se trouvaient dans l'actuel bureau. On voulait aménager une pièce de travail, mais le besoin des artistes d'un lieu où ils pourraient se rencontrer et travailler s'est tout de suite fait sentir.

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Comme la maison se trouve dans le centre-ville, beaucoup d'artistes venaient travailler le matin et animaient de petites rencontres. On a aussi commencé à organiser des concerts et l'espace d'habitation est progressivement devenu de plus en plus petit, et le centre a pris de plus en plus de place. J'ai été le dernier à quitter la maison quelques années plus tard.

A présent, l'ensemble de la parcelle constitue un centre d'art, mais ce n'était pas l'idée première, ça s'est passé de manière très spontanée et organique. L'intention de mettre en place des activités culturelles et d'avoir une programmation indépendante était cependant déjà bien là. Avant 2010, les activités culturelles proposées à Lubumbashi étaient imputables soit à la coopération française, soit aux églises. Moi-même j'avais beaucoup travaillé d'abord dans les paroisses catholiques, ensuite à l'Institut français, et nous avons constaté avec mes amis qu'il y avait toujours un agenda religieux ou politique - qui peuvent d'ailleurs se confondre - plus important que nous-mêmes. Nous nous sommes donc rendus compte qu'il existait pour les artistes un besoin de se libérer de cette nécessité-là.

Quel esprit préside aujourd'hui aux activités de Waza ?

Patrick Mudekereza : On essaye aujourd'hui de ne pas se restreindre au niveau des disciplines artistiques. On reçoit aussi bien des écrivains, des chorégraphes, des musiciens, des plasticiens, des photographes ou des cinéastes. Le seul critère pour bénéficier d'un accompagnement un peu important et de faire partie de notre programmation est de proposer de l'art expérimental. Nos musiciens, par exemple, font assez peu de musique classique ou de rumba congolaise. Il existe déjà des espaces pour développer ces pratiques-là, et nous avons décidé d'accompagner davantage les pratiques qui connaissent plus de difficultés pour trouver des espaces d'émergence. Nos réseaux d'orientation s'orientent plutôt vers les arts visuels, c'est donc pour cela que nous sommes plus connus comme un centre d'arts plastiques par certaines personnes. Dans les faits, cela dit, on reçoit tous les artistes.

 

Un autre critère important, en plus du côté expérimental, concerne le lien avec la société locale. Ce dont on s'est également beaucoup rendus compte est que la plupart des projets artistiques semblait être conçus pour être tout de suite exportés. Cela constitue un vrai problème, parce que le public local va regarder sur TV5 Monde ce qu'un artiste congolais fait. Ce n'est pas mauvais en soi, mais il me semble qu'il y a un vrai besoin de questionner la place de la création artistique au sein de la société d'où elle émerge. C'est aussi pour moi la seule manière d'envisager qu'une économie puisse se développer localement autour de ces pratiques, et que les artistes ne soient pas obligés de vivre de résidences à l'étranger ou d'expositions à travers le monde, qu'ils aient également la possibilité de gagner leur vie sur place. En ce qui nous concerne, nous ne vendons pas, mais nous réfléchissons beaucoup à cette question de l'économie, et aux liens entre l'art et la société.

Contribuez-vous à améliorer l'image de l'artiste aux yeux de la population congolaise ? Il semblerait qu'elle ne soit pas très bonne.

Patrick Mudekereza : Je ne sais pas si l'image de l'artiste au Congo est particulièrement mauvaise. Je sais cependant que, dans une ville comme Lubumbashi, l'économie se résume principalement à l'économie minière, donc il faut avoir un travail salarié, de fonctionnaire ou dans une industrie. La culture des métiers libéraux est assez peu répandue. L'artiste, en plus d'être libéral, se trouve de surcroît dans une autre forme de précarité et de liberté qui ne sont pas toujours comprises.

Je me souviens cela dit d'une action faite en 2011, lors de notre première année de programmation. Il s'agissait d'ouvrir des ateliers d'artistes pour les voisins dans le quartier, soit à l'intérieur dans la parcelle, soit devant dans l'espace public, et d'inviter les voisins à venir découvrir le travail. Il y avait une petite scénographie, on appelait ça "vernissage fugace", comme ça durait le temps d'une après-midi. L'objectif était de créer une conversation autour du travail de l'artiste, que les voisins - qui voyaient quelqu'un partir tôt le matin, ou s'enfermer chez lui - puissent savoir ce qu'il fait et quel est le sens de son travail. On rédigeait en plus des textes pour faire le lien entre les problèmes du quartier et l'interpétation de l'artiste. A cette occasion, je m'étais alors rendu compte qu'il y avait beaucoup d'intérêt.

Seules manquent les opportunités de connecter les artistes et leur public potentiel. Ainsi, pour nous, travailler sur les médiations et la manière dont le public rencontre les artistes est essentiel. En dix ans de travail, on a vu que le lien se fait spontanément, et qu'il n'y a pas besoin de beaucoup d'efforts pour que le public adhère au travail des artistes et communique avec lui, que ce soit une chorégraphie de danse contemporaine, ou une exposition qu'on pourrait penser hermétique, à chaque fois qu'on a osé faire des choses, on a toujours trouvé un public spontané pour y répondre. Je ne crois donc pas qu'il existe un mépris ou une incapacité à rentrer en dialogue avec des oeuvres d'art, mais plutôt un manque d'opportunités, et surtout d'opportunités où l'on se sent chez soi.

Mon expérience au Centre culturel français était très intéressante, et c'est là que j'ai appris mon métier, mais j'avais toujours l'impression d'être dans un ailleurs. Au Centre culturel français, on est "en France", et on nous apprend une sorte de manière "civilisée" de consommer la culture. A Waza, on essaye justement de casser cette image, et de montrer que consommer de la culture, c'est simplement vivre et être ensemble, que ce ne sont pas des choses différentes. On n'a pas besoin de porter la veste qu'on porte une fois dans l'année pour se rendre à un vernissage. On peut venir simplement et se comporter de manière très ordinaire. Pour nous, c'est essentiel, et on a vu jusqu'ici que cela fonctionnait bien.

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Avez-vous déjà une programmation très claire pour l'année à venir ?

Patrick Mudekereza : 2020 est bien sûr une année qui a beaucoup rebattu les cartes. Jusqu'ici, on fonctionnait avec une année laboratoire "Kazi" suivie d'une année "Mitaani" où on s'ouvrait au public et où on montrait tout ce qu'on avait préparé. 2020 devait justement constituer une année de transition. Comme pour toutes les institutions culturelles, la pandémie a engendré une réflexion profonde sur ce que devrait être le futur de notre programmation, en prenant aussi en compte les conséquences économiques.

Nos bailleurs et nos partenaires ne sont pas forcément dans la santé financière permettant la générosité qu'on aurait aimé leur demander. On essaye donc de se renouveler, à la fois en termes de formats, mais aussi en termes de coûts. On va notamment s'orienter davantage vers la diffusion en ligne - on prépare en ce moment une webradio, et d'autres formes de publications alternatives, comme des zines - des magazines assez faciles à imprimer. Cet investissement naît de cette crise, mais va aussi orienter nos formes de diffusion pour les années à venir.

Sinon, en novembre, deux activités sont prévues, notamment "Boda Boda Lounge", un festival d'art vidéo. Nous venons maintenant de clôturer les candidatures, et, entre le 20 et le 22 novembre, nous allons diffuser les oeuvres de quinze vidéastes africains. Ce festival a la particularité d'être conçu en partenariat avec vingt autres lieux sur le continent, donc, pendant le même week-end, des lieux en Afrique du Sud, au Congo, au Sénégal, au Mali et en Egypte vont présenter la même programmation d'art vidéo, et proposer des discussions autour de cette pratique extrêmement intéressante. La vidéo présente l'avantage d'être facile à produire comme à diffuser.

Le thème pour cette année est "Et maintenant mords la main qui te nourrit", une sorte de retournement. On parle beaucoup de solidarité et d'assistance, mais on dit assez peu qu'en fin de compte, comme dit le commissaire Joao Roxo, la main qui nous nourrit est notre main à nous, et pas celle de quelqu'un d'autre. Il s'agit de rappeler l'importance de l'action de chacun et la responsabilité de chacun pour sa propre émancipation. Ici, comme dans d'autres endroits en Afrique, l'action humanitaire peut être perçue comme une manière de nier la capacité de certains à gérer leur propre vie ; c'est cela qu'on aimerait questionner à travers cette programmation. On a reçu 120 candidatures, et on en a sélectionné une quinzaine. Au fil des mois qui viennent, on aura aussi d'autres projections de films ainsi qu'un spectacle de danse préparé par Dorine Mokha.

Il s'agit de mois délicats, comme on vient de sortir de confinement, et qu'on ne sait pas à quel moment et jusqu'à quel point on peut faire des activités en public. On planifie cela dit déjà celles qui sont faciles à organiser, principalement des diffusions en ligne et des évènements avec public restreint.

Comment vous-même avez-vous décidé de consacrer votre vie à l'art ? Etait-ce une évidence, ou plutôt une décision venue un peu tardivement ?

Patrick Mudekereza : Non, ce n'était pas du tout une évidence, c'était une grosse aventure. J'ai d'abord fait des études de chimie industrielle à l'université de Lubumbashi, mais, avant d'entrer à l'université, j'avais adhéré à un collectif d'artistes, le Vikanos Club. Avec ce collectif, on a proposé beaucoup d'activités, mais c'était un loisir pour nous, on n'avait pas d'ambition professionnelle. Il y a ensuite eu la réouverture du Centre culturel français.

Quand on faisait nos activités dans un premier temps, on n'avait aucune idée de ce qu'est une subvention, et on a toujours fait nos activités avec nos propres moyens. Lorsque la coopération recommence en 2003, la culture devient un volet important de la coopération, notamment française. La Halle de l'Etoile a ouvert, et notre collectif s'est trouvé embarqué dans ce lieu culturel.

Pour moi, qui était devenu entre temps un des responsables du collectif, il s'est agi d'un tournant important, d'avoir accès à un espace de cette nature, de participer à sa programmation et de bénéficier aussi de revenus pour des oeuvres d'art. Ensuite, j'ai rédigé le projet citoyen de la jeunesse, qui, pour la première fois au Congo, a obtenu une subvention de l'Union européenne. J'étais alors étudiant, et j'étais le premier opérateur de la RDC à recevoir une subvention de l'Union européenne. J'avais alors toute la pression à la fois des études et de la culture, et cela a été un grand déchirement pour moi.

J'étais en effet conscient de ne pas pouvoir les mener de front toutes les deux, et c'est là que j'ai pris une des décisions les plus déchirantes de ma vie, celle de devenir opérateur culturel un an avant que je n'obtienne mon grade d'ingénieur, et d'arrêter la faculté polytechnique avant la fin. Je vous prive de toutes les considérations familiales et personnelles à cette occasion, cela a évidemment été un grand déchirement.

Finalement, le défi a cependant été relevé, et le projet est arrivé jusqu'au bout. Puis, comme je l'avais plus ou moins pressenti, un projet en a amené un autre, et on se retrouve dix-sept ans après à faire tourner des projets culturels. Ce qu'il y a d'exaltant là-dedans, c'est qu'on est vraiment animés par une passion sincère pour l'art et la culture, et qu'on participe à la vie de la société davantage que je ne l'aurais fait dans un laboratoire de chimie.

On s'interroge sur la manière dont la société se voit, et je me rends compte que c'était ce que je voulais faire depuis que je suis petit, mais je ne savais juste pas que c'était un métier. Je ne suis même pas sûr aujourd'hui que ça l'est (rires) !

ZOOM

"Hercule de Lubumbashi"

Cet oratorium, inspiré de celui de Händel - "Le Choix d'Hercule" - dénonce l'exploitation insatiable menée par les grandes multinationales comme Glencore dans les mines congolaises, la demande en cobalt qui ne cesse de croître, et le non-respect total des populations locales.


Ce spectacle fort et engagé a été imaginé par Dorine Mokha et Elia Redinger. Conçu pour onze musiciens et musiciennes, un danseur et un chanteur, cette relecture mythologique montre la population du sud du Congo attendant qu'un Hercule providentiel - ou qu'une sorte de "deus ex machina" intervienne afin que les richesses de leurs propres terres leur soient enfin rendues.

Cette coproduction du centre Waza, du Theaterspektakel de Zürich et du Podium d'Esslingen a été présentée sous forme d'installation vidéo, contexte compliqué oblige, du 26 au 29 août 2020 au Theaterspektakel.

Matthias Turcaud