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BANTUNANI, du groove bantu et militant

Blackninja Publishing

De Kinshasa à Meknès avec une halte à Londres

"Ma musique porte parfois une colère silencieuse que je m'efforce de transformer en mélodie"

L'inclassable et prolifique Bantunani a encore frappé fort. Son nouvel album "Perspectives", enregistré entre Kinshasa, Meknès et Londres, relève de l'afrofunk groovy, jazzy et politique. Rencontre.

Ecoutiez-vous beaucoup de musique, enfant ?

Bantunani : Comme dans toutes les familles congolaises, la musique est le premier socle culturel autour duquel s'articule la vie. Le rythme de la vie bantoue est alors lié à la musique, tous les rites se font par et pour la musique. Enfant, je suis pris dans la magie des chants tribaux du Congo, fredonne les premières mélodies de rumba. La musique ne me quittera plus jamais jusqu'à mon arrivée en Occident. 

Après avoir écouté une musique, je découvre les musiques, les nuances et styles avec la télévision. Commence alors une immersion dans la culture pop pour ne pas dire populaire dans les quartiers ouvriers de Limoges, où je côtoie beaucoup de nationalités auxquelles je rattache sans cesse une odeur, un plat, des sonorités et surtout des moments de fête autour d'échange de cultures.


Comment êtes-vous devenu musicien ?

Bantunani : Suis-je vraiment devenu musicien ? On devient ce que l'on est. Je me suis longtemps caché derrière le masque des impératifs de l'existence en prônant le travail noble et bourgeois de la fourmi contre le travail immatériel de la cigale.

La vie de bureau n'aura pas su satisfaire ce désir ou ce souffle artistique qui m'a poussé vers la musique. Aujourd'hui, je le sais, la vie est une formation car tout mon parcours est une suite logique qui m'a conduit à la convergence et au métissage. Que ce soit le droit, l'informatique et la musique, tout cela m'a préparé à ce monde digital où l'artiste se doit de maîtriser beaucoup de domaines pour exister.

Quelles formations vocales et instrumentales avez-vous suivies ?

Bantunani : Ma seule formation est la boulimie musicale, une surconsommation qui me fit me prendre tantôt pour Jacky Wilson, Otis redding, James Brown, Amalia Rodriguez, Nina Simone... puis Michael Jackson, the Doors, Frank Zappa, Bob Marley...

Avant l'ère numérique, nous nous devions d'avoir la musique physiquement, s'isoler ici et là pour imiter, reproduire. J'étais pauvre et avais peu de moyens. Il n'était pas question pour mes parents que je leur parle de musique. On aime la musique, mais pas les musiciens. Ma formation d'informaticien m'a rendu vite à l'aise avec la programmation musicale. Je suis souvent frustré devant un instrument, mais je trouve une énorme joie dans la composition et l'écriture musicale. Se confronter à la grammaire complexe de la création, source d'angoisse et d'excitation face à l'inconnu de la feuille blanche.

Comment avez-vous trouvé votre style ?

Bantunani : Mon style n'est rien d'autre que le reflet de ma personne, un afropolitain qui rêve d'un monde meilleur où les Africains seraient au cœur d'un système d'échange plus équitable et juste.

Avec cette conscience, je voulais une musique qui fasse plus que danser, une musique qui porte un message et une réflexion. L'artiste se doit d'être un observateur de son temps, notre musique est le témoin. L'afrofunk ou nurumba sont avant tout des vecteurs de fusion artistique, des plate-formes où je veux aller à la rencontre de nouvelles cultures, de nouveaux sons, faire vivre le groove qui est avant tout une énergie.


Quelle a été la genèse de l'album "Perspectives" ?

Bantunani : Il faut savoir que le confinement n'a pas commencé pour moi avec la Covid-19, car je vis assez à l'écart du monde pour n'en sortir que la nuit en quête d'inspiration ou de drames. "Perspectives" vient après l'album made in Kinshasa, "Moonkinjazz", où je pensais avoir atteint le paroxysme de ce groove fusion en invitant la scène underground kinoise, cette jeunesse qui avait tant à dire, et qui ne se retrouvait plus dans une rumba devenue cacophonique et narcissique. Dans l'agitation de la crise sanitaire, j'ai voulu trouver un horizon, un nouvel élan pour garder l'espoir face aux doutes. Il me fallait alors redessiner un son, un message et surtout un espace dans un monde refermé. J'étais entre le Maroc, la France et le Congo, mais il y avait les ingénieurs à Londres.

Comment l'enregistrement s'est-il passé ?

Bantunani : Beaucoup de morceaux ont été enregistrés avec mes musiciens de Kinshasa et mes enfants, peu avant la crise. J'avais installé un mini studio dans le quartier de Lingwala à Kinshasa, qui avait pour vocation d'initier la jeunesse au mixage et au mastering. Dans ce studio, je dormais et écrivais tous les jours en ré- écoutant les maquettes passées, les musiciens passaient de temps en temps. Les sessions avaient lieu au Maroc et à Londres, car je voulais à tout prix y insérer des sonorités gnawa. J'ai eu la chance de pouvoir me rendre à Meknès, pour y enregistrer le Maleem Abdenbi el Meknassi.

Quel est le fil conducteur de cet album ?

Bantunani : Cet album prolonge l'expérience d'ouverture et de modernisation du groove initié sous « Moonkinjazz ». Le fil conducteur était d'approcher le mainstream avec un groove sauvage, électronique et joué. Trouver l'accord parfait entre le souffle analogique et la souplesse du numérique.

Comment avez-vous collaboré avec James Auwarter, l'ingénieur son de Kanye West ?

Bantunani : Sans être fan de Kanye West, j'étais devenu fan du travail de mixage de James. Son traitement brut et dynamique me touche et je pensais vraiment qu'il devait être un des 3 ingénieurs qui pourraient m'aider dans le son de « Perpectives ». Je vois vraiment les ingénieurs de son comme des artistes finaux qui donne la couleur au morceau.

Durant l'année 2019, mes collaboratrices avaient la lourde mission de nous mettre en contact pour une co-production. Nous avons envoyé 3 maquettes, dont le futur titre « Which Side Are you on ». Vers février 2020, on me fit savoir que James serait enchanté de collaborer avec moi. Nous sommes passés de mails aux échanges téléphoniques. Il voulait comprendre ma musique et la musique africaine. Je lui disais que nous pouvions aller plus loin, mais surtout ne pas tomber dans les carcans de la world music.  Si vous saviez comme j'étais fier de travailler avec un ingénieur récompensé aux Grammy Awards, et qui voulait m'aider dans cette Perspective. C'est un génie contagieux.

Comment avez-vous eu l'idée de faire appel à André Shamba, ancien moine grégorien, connu pour sa traduction du "Petit Prince" en tshiluba ?

Bantunani : Nous nous sommes rencontrés sur un plateau TV à Kinshasa grâce au journaliste Fabien Lumbala qui voulait mettre en relation une nouvelle génération d'artistes congolais pour parler de politique sous le prisme de l'art. Impressionné par son travail sur le « Petit Prince », « Kana ka mfumu », je l'ai invité à une lecture, lors d'un concert puis au studio, car je sentais une voix derrière l'écrivain. Il m'a raconté son parcours et sa vie ecclésiastique. Après un essai, nous avons débuté une collaboration sur 4 titres dont une prochaine adaptation musicale du Petit Prince.

La chanson où André intervient, magistralement, "So many years" devait être profonde car le message a une portée humaniste et touchante. Nous avons aussi l'idée de faire intervenir le jeune rappeur britano-congolais Bemzii, car il avait un flow intéressant, à mi-chemin entre un Fifty Cent et un Kanye West. J'adore ce titre que je dédie à Bob Marley, en mémoire notamment de "4 hundred years".

Vos clips dégagent beaucoup de liberté. Comment les avez-vous tournés ?

Bantunani : Comme Chaplin, je pense que l'improvisation même en vidéo est une source infinie de créativité. Dans la mesure où je rêve d'abord mes musiques comme des films qui défilent la nuit, le matin venu je me presse de raconter l'idée à ma fille, Maria, qui est devenue avec le temps ma directrice de photo et cadreuse, afin que nous matérialisions le projet.

Nous accordons une grande place à l'usage des téléphones portables comme caméra principale pour la liberté qu'ils offrent.

Qui a eu l'idée de la couverture de l'album ?

Bantunani : Cette fameuse photo est le fruit d'un heureux hasard, car j'ai une passion secrète pour les portes parisiennes que je photographie sans cesse avec ma compagne.

Sur une série de 35 photos, celle-ci s'est imposée, parce qu'elle exprime exactement l'homme que j'étais devenu, un bantu urbain à l'approche de la cinquantaine. Pour tout vous dire, cette photo a définitivement donné le nom « Perspectives ». Elle a quelque chose de romain, de classique, on a retravaillé un peu les ombres pour lui donner un aspect statue et se rapprocher de Raphaël.

Pourriez-vous nous dire quelques mots sur la Nu Rumba ?

Bantunani : Je pense, je danse, donc je suis. Depuis le départ, j'ai voulu donner un caractère philosophique et mystique à ma musique. Je suis le fruit d'un peuple Bantu, où la musique est cosmogonique. Je ne voulais pas être un artiste chewing-gum, un énième chanteur attendu de la world music, je voulais fuir les carcans qui conduisent tant d'artistes à devenir des produits sans âme. Cette nurumba, il faut l'entendre comme une quête d'une musique, chaînon manquant entre la musique noire américaine et la musique africaine.

"Perspectives" équivaut à un voyage. Comment s'est-il imposé à vous ?

Bantunani : La musique est voyage, je veux ouvrir des portes et des fenêtres pour ouvrir la pensée et brasser les peuples. « Perspectives » est un projet panafricain, car le Maroc et les sonorités méditerranéennes y occupent une place importante.


Quel bilan faites-vous de « MoonKinJazz » ?

Bantunani : « MoonKinJazz » me poursuit, c'est sans doute un de mes meilleurs albums, car il porte enfin la marque d'un groove affranchi, moderne et surtout vindicatif. Il y a définitivement l'avant et après « MoonKinJazz », mais c'est surtout le succès d'une jeunesse congolaise qui a voulu se reconnaître dans ce projet comme le début d'une rupture. Au-delà de l'aspect artistique, c'est la preuve qu'une autre musique est possible au Congo et en Afrique.

Remerciements à Bantunani et son attachée de presse Christine Dufrénois.

ZOOM

Un artiste conscient

On vous définit aussi comme un artiste engagé. Quels combats vous tiennent-ils à cœur actuellement ?

Bantunani : Je préfère vraiment que l'on parle d'artiste conscient plutôt qu'engagé, où l'on a voulu m'enfermer trop souvent. Qui peut se satisfaire de l'état du monde : la famine tue, les violences faites aux femmes, les enfants soldats, ces riches toujours plus riches face aux pauvres méprisés.

Ma musique porte parfois une colère silencieuse que je m'efforce de transformer en mélodie, mais je caresse toujours un lointain goût pour la révolution, la lutte des classes, d'où l'intérêt de garder intacte la culture des protest songs pour serrer le poing.

Matthias Turcaud