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à lire / Mali

Les Mémoires (revisitées) d’Amadou Hampâté Bâ

Les Ateliers d'Actes Sud Une grande leçon de tolérance et d’humanité

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Les Ateliers d’Actes Sud viennent de faire paraître un choix de textes accompagnés de notes et d’un dossier complémentaire sur les Mémoires de l’écrivain et anthropologue malien Hampâté Bâ (1).

L’intérêt de cette édition est double ; d’une part il donne à lire de larges extraits du premier tome des Mémoires de cet auteur – le second tome intitulé Oui mon capitaine (1994) étant passé sous silence sans doute parce qu’il concerne non pas l’enfance mais l’âge adulte de l’écrivain – il y évoque sa vie intellectuelle et professionnelle à partir de sa vingt et unième année.

Occupant d’abord un modeste poste (non rémunéré) au bureau de l’Enregistrement et des Domaines qui relève de l’administration fiscale à Ouagadougou, il devient interprète auprès du Gouverneur à Bamako puis membre du conseil exécutif de l’Unesco, ambassadeur du Mali en Côte d’Ivoire. Parallèlement à ces multiples activités, il réalise des enquêtes de terrain sur les traditions de diverses cultures au Sénégal, au Niger, en Mauritanie, en Guinée et bien sûr, au Mali, son pays d’origine. Ce travail lui donnera matière à rédiger de nombreux contes en même temps qu’il lui permettra d’engager une profonde réflexion sur l’oralité.

On en veut pour preuve les propos de l’écrivain recueillis par Hélène Heckmann et qu’Olivier Thircuir a eu l’excellente idée de placer en introduction de son livre. Depuis les travaux fondateurs de Denise Paulme, G. Calame-Griaule et de bien d’autres ethnologues, on sait que l’oralité est une catégorie - pivot sur laquelle viennent se greffer d’autres notions parmi lesquelles l’éducation, la religion, la justice. Mais il revient à Hampâté Bâ de l’avoir placée au centre de toute activité mémorielle : quiconque a baigné durant ses premières années dans ce milieu où tout savoir se transmet par voie orale sait par expérience que sa mémoire est « d’une fidélité et d’une précision presque prodigieuse » (p 19).

Les travaux des chercheurs sur le terrain se sont interrogés sur les formes d’appropriation, de diffusion des savoirs, soit des « manières de dire et de faire » dans l’acception la plus vaste de l’expression et cela va des institutions pédagogiques (école, lycée, université) en passant par toutes les formes intermédiaires (famille, cercle d’amis, lieux d’apprentissage, groupe ou communauté d’individus suivant les classes d’âge etc...) de transmission de savoirs quel qu’en soit le contenu. Ici, le champ d’investigation diffère puisqu’il s’agit d’identifier les processus cognitifs sinon conceptuels qui dérivent de la transmission orale. « Le fait de ne pas avoir eu d’écriture n’a jamais privé l’Afrique d’avoir, un passé, une histoire, une culture » dira Hampâté Bâ (2). La pratique de ce mode d’approche de connaissance est globale en ce qu’elle apporte toutes les informations requises pour retracer un épisode du vécu. Ainsi Ben Daoud, fils de l’ex- roi Mademba, est décrit avec minutie dans son apparence physique (costume, chaussures, maigreur), dans son environnement (odeur désagréable du tabac qu’il fume).

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Description intéressante car elle se conclut par une leçon de vie : l’homme dont on parle a connu gloire et aisance matérielle et en quelques années, il a côtoyé misère et mépris de tous. « Dans son dénuement, il me paraît infiniment plus grand que le prince de jadis (qu’il a été) » (p 168). Le soin apporté à la précision du détail les plus infimes obéit à une double raison d’être : d’une part, il authentifie la scène en permettant au lecteur de lui communiquer le ressenti éprouvé par le narrateur ; d’autre part, il permet d’embrayer sur la leçon à tirer de l’événement en question... c’est là un principe général sous la plume de cet auteur. Les faits retenus qui constituent la trame de son récit sont tous choisis à la seule fin de pouvoir en dégager un enseignement d’ordre moral c’est-à-dire à valeur universelle, c’est-à-dire qui ne dépend pas de telle ou telle système de croyances propres à une communauté particulière mais qui concerne tout individu évoluant dans un environnement humain et ce, quelle que soit l’époque ou l’espace géographique. C’est là le fondement même du conte compris comme genre littéraire ; c’est également celui de l’entreprise autobiographique que représente les deux tomes de ses Mémoires.

En effet, l’un et l’autre poursuivent un but unique et similaire. Les contes d’Amadou Koumba que Birago Diop fit paraître en 1961 sont « des histoires qui bercèrent (son) enfance et que le Griot de (sa) famille émaillait de sentences et d’apophtegmes où s’enferme la sagesse des ancêtres » (3). Dans la même veine, Bernard Binlin Dadié écrit « des différents cycles (du lièvre et de l’araignée) se dégagent une sagesse, une philosophie, une « vision du monde » (…) une morale qui, tout en ayant une portée générale, est très spécifique du continent africain » (4). Il existe un grand nombre de contes qui dénoncent l’égoïsme individuel comme symptôme d’un individualisme opposé aux valeurs de partage et de solidarité défendues par les représentants de la morale générale (parents, grands-parents, prêtres, vieillards...).

Il en va de même avec les Mémoires qui, elles aussi, dégagent la leçon à tirer d’une séquence narrative ou bien inscrit cet épilogue moral dans l’histoire racontée (c’est le cas pour le roi Tidjani Tall, « homme hautement intelligent et chef d’État avisé », qui parvient à réconcilier les Peuls et les Toucouleurs installés dans la région de Bandiagara, capitale de son royaume (pp 29-30) ; c’est le cas aussi pour les employés subalternes qui travaillent à la Résidence du commandant de la ville. L’un d’eux, « l’homme à la chéchia rouge » que le jeune protagoniste prend pour « le personnage le plus important après le commandant » n’est autre que le planton. Quant à « l’homme au boubou brodé » n’est que l’interprète du dernier nommé ; un troisième individu « à la veste en drill blanc (…) et aux souliers vernis à bout pointu » occupe le poste de « commis-secrétaire indigène du commandant » (p 114) (5). La précision des descriptions vestimentaires de ces gens équivaut à une figure de style axée sur l’ironie du narrateur. Ironie qui dénonce la fatuité de ceux sur lesquels elle porte et qui appelle à de l’humilité en toute circonstance.

Ce qui prévaut comme philosophie première dans ces Mémoires, c’est l’attitude stoïque devant les mauvais sort : « J’ai appris à voir venir la mort avec le même calme que je vois tomber la nuit quand le jour décline » (…) déclare Tidjani. « La vie est un drame qu’il faut vivre avec sérénité « (p 77). Ce détachement vis-à-vis des commodités et des signes de grandeur détermineront « l’attitude (d’Hampâté Bâ) en face des honneurs de ce monde » (p 159) et Ben Daoud Mademba Sy sera, pour cette raison, « l’un des hommes qui a le plus profondément marqué (sa) vie » (p 171) . La posture et l’apparence des fonctionnaires de la métropole en poste en Afrique ou de leurs subordonnés africains quand ils mettent un point d’honneur à les imiter afin de se hisser à leur rang social, a été l’angle de vision par lequel l’artiste du cru les a représentés.

Le livre organisé par Olivier Thircuir comporte un mince chapitre sur « la satire de la colonisation dans les arts » où sont reproduits divers clichés de la « sculpture colon », celle-ci mettant l’accent sur certains traits physiques de l’Occidental (visage rougi par le soleil ou bouffi par l’alcool, port du casque colonial comme symbole de domination, rutilance du paraître) (6) et rejoignant, par ce biais, certaines réactions du jeune Amadou. Heureuse initiative de la part de l’auteur de cette anthologie car elle ne peut que développer le sens critique des élèves eu égard à la mentalité coloniale.

Et c’est dans le même esprit que l’ouvrage se poursuit par une série d’extraits d’oeuvres littéraires (Duras, Orsenna, Jorg Riel, Vuillard, Mabanckou) qui traitent également de la période coloniale selon des degrés divers – le dernier auteur cité étant celui qui le plus proche, par sa causticité, de l’écrivain qui nous intéresse ici. Il se conclut par des fragments de Sartre, de Simone de Beauvoir, de Walter Benjamin et d’Annie Ernaux qui, tous, tentent de reconstituer les parcours et la place que ces auteurs occupent au sein de la société au moment où ils écrivent. Leur démarche est similaire à celle d’Hampâté Bâ même si les milieux culturels dans lesquels ils ont évolué diffèrent du tout au tout.

De telles digressions ne peuvent qu’éveiller les élèves à la littérature et plus spécialement à la vie des autres, fussent-ils très éloignés par leur mode de vie et de pensée. N’est-ce pas là la finalité ultime de toute entreprise artistique ?

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Notes

(1) Amadou Hampâté Bâ : Amkoullel l’enfant Peul : Choix des extraits. Notes et dossier par Olivier Thircuir - Les Ateliers d’Actes Sud - 2022 – 238 pages.
(2) Amadou Hampâté Bâ (Mots d’auteurs).
(3) Les contes d’Amadou Koumba - Birago Diop - préface p 11.
(4) Bernard Binlin Dadié : Préface Marcelle Colardelle-Diarrassouba : Le lièvre et l’araignée dans les contes de l’Ouest africain - UGE - Coll 10 x 18 p 12.
(5) On note la précision du vocabulaire lorsqu’il s’agit de décrire l’apparence physique des personnes ou les lieux ou le milieu naturel. Il y a là une « prolixité peu courante dans la littérature orale » selon Christiane Seydou ; c’est même un trait distinctif de l’écriture d’Hampâté Bâ, laquellle parvient à personnaliser et à rendre communicable un capital culturel authentiquement africain (cf Christiane Seydou : L’oeuvre littéraire d’Amadou Hampâté Bâ - Journal des africanistes - 1993 - tome 63 p 59).
(6) Voir le livre de Nicolas Menut : L’homme blanc - Les représentations de l’Occidental dans les arts non européens - Edit du Chêne - 2010 - 256 pages.

Pierrette et Gérard Chalendar

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