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LA CONSPIRATION DU CAIRE, le Nom de la Rose à Al-Azhar

Memento Distribution

Un grand pouvoir implique-t-il la malhonnêteté ?

"Le Caire Confidentiel" était déjà très réussi, et Tarik Saleh récidive à présent avec un nouveau thriller, où la politique se mêle indissociablement à la religion. 

Pour "La Conspiration du Caire" - de son titre original "Garçon venant du paradis" -, Tarik Saleh adopte la forme du récit d'apprentissage, puis du thriller politico-religieux extrêmement bien tissé et justement auréolé par le prix du meilleur scénario au festival de Cannes 2022. Il nous y immerge dans l'institution islamique sunnite Al-Azhar, une université extrêmement célèbre dans le monde arabe, et fondée en 969, après la construction de la mosquée. Le film a déjà cette vertu documentaire là : montrer comment se déroulent les cours à Al-Azhar, en plein air pour certains, avec les élèves assis par terre. À un moment, deux cheikhs proposent d'ailleurs deux discours assez contradictoires dans le même espace, de manière très intéressante et intellectuellement stimulante.


Le protagoniste de La Conspiration du Caire, le jeune Adam, fils de pêcheur, est admis à la prestigieuse université Al-Azhar, mais va se retrouver embarqué bien malgré lui dans une histoire très complexe, dont il va très vite ne pas maîtriser tous les tenants et aboutissants. Quoiqu'il en soit, très vite, il va en savoir beaucoup trop... Saleh reprend le motif bien connu de l'informateur ou de l'infiltré dans les films d'espionnage, mais parvient à le réinvestir de manière originale, et dans un cadre assez inédit, rarement mis en scène au cinéma.

On va tout vivre de l'intérieur à travers le regard du jeune Adam, interprété avec justesse par l'acteur israélien Tawfeek Barhom. Sans vouloir trop en révéler, la trajectoire suivie par le personnage s'avère absolument passionnante : puisque ce jeune étudiant venu de très loin et d'une origine sociale très modeste, va jouer un rôle crucial dans cette histoire et côtoyer de manière très proche trois des cheikhs les plus influents de toute l'Égypte ! 

Ce personnage d'étudiant manifestement très bon et pieux, et qui ne semble pas soupçonner toutes les horreurs et les ignominies dont un être humain peut se révéler capable va se faire engager par le colonel Ibrahim pour remplacer Zizo, un autre informateur assassiné sous ses yeux, sous le surnom d'"ange". La question s'impose : parviendra-t-il à garder son innocence dans cette histoire ?

Pour le rôle du colonel Ibrahim, qui travaille ici à la sûreté de l'État, Tarik Saleh fait une fois de plus appel à son acteur fétiche, le libano-suédois Fares Fares, qui interprétait déjà le commissaire du "Caire Confidentiel". On a ici du mal à le reconnaître, tant le comédien a travaillé sur son apparence physique : cheveux un peu hirsutes, lunettes carrées, léger surpoids. D'après une interview, ce "look" improbable correspond à une initiative de l'interprète lui-même, ce qui montre aussi l'importance de son investissement. Il se serait apparemment inspiré d'un de ses oncles. Une fois de plus, Fares Fares s'avère très convaincant, rendant compte de toute la complexité et de l'ambiguïté de son personnage, lui octroyant une vraie épaisseur, une vraie densité. Il est extrêmement cinégénique en plus de son manifeste talent de transformiste !

Au niveau des acteurs, n'oublions pas de saluer, dans le rôle du général Sakran, le très charismatique et impressionnant acteur palestinien Mohammad Bakri dont on peut mesurer l'ampleur du talent notamment grâce à son rôle dans la série française "Le Bureau des Légendes" d'Éric Rochant. Bien que Bakri apparaisse assez peu dans le film, chacune de ses rares apparitions s'avère particulièrement mémorable. Il en impose beaucoup ! Quelle présence !


Après "Le Caire Confidentiel", Saleh confirme sa virtuosité pour s'emparer du genre policier et l'utiliser afin de faire réfléchir à diverses problématiques, politiques, religieuses, politico-religieuses, sociales et existentielles. Quoique l'histoire se déroule en Égypte, le film s'avère résolument universel de par ses thématiques, et invite à beaucoup de questionnements. Par exemple : est-il possible de rester intègre et honnête une fois qu'on jouit d'un pouvoir quel qu'il soit ? Le réalisateur s'est d'ailleurs également inspiré, selon ses propres dires et aussi surprenant que cela puisse paraître, du scandale survenu au sein de l'Académie du Prix Nobel en Suède - certains s'évertuant à défendre l'institution coûte que coûte, envers et contre tout. 

En même temps, Saleh remplit totalement son "cahier des charges" au niveau du thriller, en proposant un suspense particulièrement intense et immersif - avec des scènes où la tension s'avère particulièrement palpable, comme lors du concours de récitations, ou lorsque Nazim se rend compte qu'Adam lui a menti.  Esthétiquement, enfin, le film convainc beaucoup aussi. La photo de Pierre Aïm est sublime ! Il faut donc vraiment le découvrir et si possible sur grand écran !

ZOOM

Persona non grata

Cinéaste suédois d'origine égyptienne, Tarik Saleh ne peut plus retourner en Égypte pour des raisons politiques.

En plus, il se trouve que, pendant l'écriture de son film, le président égyptien se trouvait vraiment être en conflit avec l'imam d'Al-Azhar, comme on le voit dans le film. Il fallait donc trouver une solution de repli.

Saleh a ainsi tourné la majorité de son long-métrage en Turquie, dans la Mosquée Süleymanye d'Istanbul, construite au XVIème siècle. Une deuxième équipe a quant à elle réussi à arracher quelques images au Caire, "sous le manteau". Pour son polar "Le Caire confidentiel" (2017), Saleh avait tourné au Maroc.

Matthias Turcaud