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MENDIANTS ET ORGUEILLEUX, poésie de la misère et joyeuse anarchie

Editions Joelle Losfeld

Faux polar et vrai régal

L'oeuvre complète d'Albert Cossery a été éditée en deux volumes et peut se trouver assez facilement.

Pour s'initier à cet univers, Mendiants et Orgueilleux se laisse chaudement recommander !

Parmi les livres qu'on aurait pu retrouver cette année sous le sapin, Mendiants et Orgueilleux aurait eu sa place. Non que l'esprit de Noël y présidât particulièrement, mais parce que ce bijou confidentiel mérite d'être plus largement découvert. 

Une vraie intrigue manque pourtant à l'appel - l'enquête policière qu'on y trouve ne constituant qu'un prétexte. Plus que ce semblant de trame dont Cossery, d'ailleurs, se moque bien, le piment et l'intérêt du "roman" résident dans l'univers original et particulier qu'il met en place, et, surtout, la galerie de personnages qu'il met en scène. 


Albert Cossery nous emmène en effet au coeur des quartiers très populaires ou miséreux de la capitale cairote, dans les cafés miteux, les petites venelles mal éclairées, ou encore une maison de prostituées. Jamais, pourtant, le livre n'en devient glauque ou obscène, l'écrivain excellant à transcender son cadre trivial, et injectant beaucoup de poésie, d'humour et de détachement dans son "récit".

Les personnages développés se distinguent, eux, vraiment du commun des mortels par leur indifférence complète au matériel, à l'instar du protagoniste, Gohar. Celui-ci, ancien professeur à l'université, a volontairement décidé de se convertir en mendiant, pour une vie simple et méditative. Il vit dans un extrême dénuement, son modique logement s'avère plus que spartiate, et il s'endort la nuit sur un tas de journaux. Le haschich que lui fournit son ami Yéghen constitue la seule chose à laquelle il tient. Entre temps, il nourrit le rêve vague de s'installer un jour en Syrie, où on peut consommer le haschich en toute légalité. À  l'heure du capitalisme sauvage, une telle attitude peut donner bien de quoi réfléchir ! À côté de ce duo, on trouve également El Kordi, un fonctionnaire désabusé. Ou Arnaba, une jeune et attachante fille de joie.

 

Mendiants et Orgueilleux nous livre leurs mésaventures ou leurs tracas, tour à tour avec humour, noirceur, ou philosophie, sans aucun jugement condescendant ou désapprobateur, mais, au contraire, beaucoup de tendresse et d'empathie. Cette chronique iconoclaste, farouchement anti-matérialiste, prend résolument le parti du peuple, des souffreteux et des précaires, mais aussi des excentriques et des ostracisés, à l'image des intellectuels marginalisés que représente Gohar et que peine à comprendre dans le livre Nour El Dine, le policier qui mène l'enquête sur le meurtre de la jeune péripatéticienne. De surcroît, les personnages principaux incarnent chacun une valeur hautement positive : Gohar incarne ainsi l'état de paix, Yéghen la liberté et El Kordi, la justice - ce qui tend à les percevoir sympathiquement. 

Par ses figures et, aussi son dénouement dont on ne révélera rien, Mendiants et Orgueilleux rend donc hommage à l'oisiveté et condamne fermement le travail tout comme l'accumulation de biens matériels - rappelant le "Oblomov" de Gontcharov. On y trouve aussi, en filigrane, un message politique, le livre rejetant toute forme de gouvernance ou d'autorité, fustigeant ponctuellement les administrations, et invitant à une forme d'anarchie, et, finalement de tranquillité et de sérénité absolues.

Pour avoir un aperçu du style si particulier de Cossery, cet humour bien à lui et ses messages politiques plus ou moins subliminaux, voici un petit extrait, assez croustillant :

« - Tu ne connais pas l’histoire des élections ?

- Non, je ne lis pas les journaux.

- Celle-là n’était pas dans les journaux. C’est quelqu’un qui me l’a racontée.

- Alors, je t’écoute.

- Eh bien ! Cela s’est passé il y a quelques temps dans un petit village de Basse-Egypte, pendant les élections pour le maire. Quand les employés du gouvernement ouvrirent les urnes, ils s’aperçurent que la majorité des bulletins de vote portaient le nom de Barghout. Les employés du gouvernement ne connaissaient pas ce nom-là ; il n’était sur la liste d’aucun parti. Affolés, ils allèrent aux renseignements et furent sidérés d’apprendre que Barghout était le nom d’un âne très estimé pour sa sagesse dans tout le village. Presque tous les habitants avaient voté pour lui. (…)

- Admirable ! s’exclama Gohar. Et comment se termine l’histoire ?

- Certainement, il ne fut pas élu. Tu penses bien, un âne à quatre pattes ! Ce qu’ils voulaient en haut lieu c’était un âne à deux pattes ! »

ZOOM

Albert Cossery, un singulier personnage

L'écrivain cairote Albert Cossery n'aura pas volé le qualificatif d' "original".

D'une part, il aura passé la plus grande partie de sa vie en France, dans des chambres d'hôtel parisiennes, très détaché des choses matérielles à l'instar de ses personnages de "Mendiants et Orgueilleux". D'autre part, il aura écrit ses sept romans en langue française, qu'il avait appris au lycée français du Caire de Bab El Louk et s'était mis à adopter sans trop se poser la question.

Ironiquement, la traduction en arabe de ses romans ne s'est pas toujours pas toujours révélée aisée.

Pourtant, malgré ce choix de cette autre langue et son exil prolongé dans l'hexagone, celui qu'on appelle "le Voltaire du Nil" aura pourtant choisi l'Égypte ou un pays imaginaire proche comme décor de toutes ses oeuvres. Les dialogues, bien qu'eux aussi en français, rappellent l'arabe. Cossery avait ainsi confié qu'il pensait en arabe, notamment pour écrire ses "conversations et répliques", les traduisant ensuite lui-même en français.

Outre Mendiants et Orgueilleux, paru en 1955, on pourra aussi relever, parmi ses oeuvres, "Les Fainéants de la Vallée Fertile" (1948), "Un complot de saltimbanques" (1975), "Une ambition dans le désert" (1984), ou le recueil de nouvelles "Les Hommes oubliés de Dieu" (1941). 

Matthias Turcaud