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ISAAC KEMO, "il faut aller dans la rue"

Plaza Major Company Ltd

"Des pygmées jusqu'au Texas, ce sont les mêmes notes"

Convoqué à une tournée en RDC par l'Institut Français, Isaac Kemo a livré un cocktail de jazz mélangé à du soul dans un concert live à Lubumbashi.

Comment avez-vous atterri dans le saxo et particulièrement dans le jazz ?

Isaac Kemo : Avant de parler de jazz, on parle de musique, et puis on parle d'intention aussi et d'apprentissage. J'ai eu la chance d'avoir un père très cultivé, très ouvert d'esprit. Et ce n'était pas évident à l'époque, mon père en 1984 m'a offert mon premier instrument pendant que tout le monde disait « non ce n'est pas possible. », « il ne faut pas faire ça ». Et lui il leur répondait « l'enfant a des prédispositions. Je le mets dans les conditions ». Du coup, j'ai eu le premier un instrument. Mon père étant un intellectuel, quand je dis intellectuel ce n'est pas pour insulter les autres, il était très cultivé. Il m'a dit « Tiens, écoute, tu ne vas pas faire la musique comme ça dans le vide, il faut apprendre le solfège.» Et c'est ainsi que j'ai appris du solfège, j'ai fait de la flûte, du piano, de la clarinette et du saxophone.

Je dis merci à mon père. J'ai suivi une école de musique et, par la suite, j'ai enseigné au conservatoire d'Abidjan. Et il fallait un moment faire de la vraie pratique. C'est comme ça que je suis rentré dans la rue. Je ne suis pas un enfant de la rue ça c'est sûr, mais dans la rue un moment tu trouves le meilleur guitariste, qui n'est pas de l'école de musique mais qui est le meilleur guitariste quand même. Il faut aller prendre l'expérience chez lui. Le meilleur pianiste où il faut aller prendre l'expérience chez lui. Et c'est comme ça que j'ai fait une sorte de puzzle à travers toutes ces expériences.

J'ai fait mon petit bout de chemin. J'ai échoué aussi plusieurs fois. J'ai été humilié. Ça fait partie de la vie. J'ai construit ma carrière. Voilà ! Et aujourd'hui je joue du saxophone. Ensuite je me suis dit que j'avais un discours et une histoire à raconter. J'ai donc monté mon projet, et je me suis mis en avant pour présenter mes propres compositions. J'ai sorti mon premier album en 2016 quand j'ai signé avec Plaza Major Company Ltd, le label de Tina Turner.

Mes expériences m'ont beaucoup fait réfléchir, elles m'ont permis d'écrire une méthode, sans prétention. Et cette méthode est partie des questions que je me posais : Comment faciliter les choses aux musiciens ? Comment le public peut apprécier autrement la musique ? etc. J'ai écrit ma propre histoire, à travers tout ce que j'ai traversé. Sait-on jamais, ça peut aider quelqu'un d'autre.


Vous vous êtes retrouvé dans la rue. Mais on sait que dans le contexte ivoirien le registre musical de la rue ne va pas trop dans le sens de la musique que vous jouez aujourd'hui. Comment en êtes-vous venu au jazz ?

Isaac Kemo : Oui, oui les contextes sont différents. En Côte d'Ivoire, l'école de musique n'inscrivait que les enfants des riches en leur apprenant de la musique classique, Vivaldi, Mozart, etc. Et les autres enfants qui veulent apprendre du reggae, qu'est-ce qu'ils font ? Ceux qui veulent faire du jazz, ils font quoi ? Ceux qui veulent apprendre la musique traditionnelle, ils font quoi ? Donc les écoles de musique formaient les gens pour faire de la musique classique. Et d'ailleurs ceux qui sont là-bas ne sont même pas habilités à faire de la musique plus tard. Là-bas, tu vas trouver de vrais et bons musiciens, mais qui ne jouent que dans des cabarets. C'est pour ça que je parle de la rue. Les bons musiciens qui viennent du Cameroun, du Congo, etc. jouent dans la rue ; et c'est avec eux que j'ai eu de l'expérience pratique. J'ai appris comment improviser, comment jouer certains morceaux autrement.

Alors quelle importance particulière le saxophone revêt-il à vos yeux ? Puisque dans votre parcours vous avez goûté à plusieurs instruments.

Isaac Kemo : Mon père était fan de musique, paix à son âme, et je me rappelle quand j'étais en CP1, dans les années 80, j'aimais écouter les musiques qu'il écoutait quand il rentrait du boulot. Il se mettait au salon et mettait ses vinyles, et, tout seul, il écoutait sa musique. Et dans la cour, à la maison, personne n'aimait sa musique. Je me rappelle que tout le monde sortait de la maison (rire). Il aimait écouter du Fela, il écoutait aussi du Cureton, du Lester Young, il écoutait aussi Vivaldi. C'était vraiment un mélange dont je profitais beaucoup. Je me retrouvais derrière la fenêtre et ça me faisait du bien. C'est le seul moment où j'étais calme, moi, le turbulent. Et lorsqu'il me voyait je crois qu'il disait « tiens, ce gars-là a une sensibilité ». Du coup, il m'a acheté ma première flûte. Et c'est lui qui a eu le déclic en premier.

Au bout de deux semaines, tout ce que j'avais écouté durant tout ce temps, je le reproduisais. Du Cureton, du Fela, du OK Jazz, du Tabou Ley, etc. je reprenais ça. Et là il s'étonne « comment tu fais ? », je lui disais « non, je reproduis des choses que j'écoutais déjà ». Et en 1984, j'ai commencé à apprendre le solfège avec le professeur qu'il avait fait venir pour moi. Aujourd'hui je suis fier de mon père. Et Je fais la musique non pas parce j'ai échoué, mais parce que c'est tout le processus ma vie.

Au début de votre concert, vous avez dit quelque chose que j'ai retenu. Vous avez dit « la musique a le pouvoir de désamorcer le conflit ». Vous croyez donc vraiment que la musique dispose de ce pouvoir-là ? 

Isaac Kemo : Je ne ferais pas de musique si je n'y croyais pas. Depuis la nuit des temps la musique existe, mais pourquoi il n'y a pas eu une 8ème note ajoutée. Des Pygmées jusqu'au Texas, ce sont les mêmes notes. Et donc la musique est un élément de la nature non physique qui entre partout et adoucit. On doit s'en servir pour faire passer des messages. La musique ce n'est pas comme les simples paroles, elle est atemporelle. Pour moi, la musique c'est tout le charme de la nature.

Comment définissez-vous votre propre musique ?

Isaac Kemo : Si je dis que j'ai ma propre musique, c'est comme si je dis que j'ai ma propre montagne, mon propre ciel, ma propre mer, etc. Pour moi, l'instrument que je joue c'est juste le reflet de mes syntaxes et de mes dialectiques.

Êtes-vous jusque-là satisfait de votre parcours ?

Isaac Kemo : (rire) Je ris parce que si je dis le contraire c'est que je me suis trompé depuis le départ. Maintenant, si je me suis trompé c'était à vous de voir ça pendant le concert.

Et votre répertoire pour le concert d'aujourd'hui ?

Isaac Kemo : Ce qui a été joué aujourd'hui c'est un semblant de Fela, c'est un semblant de Manu Dibango. Et le dernier morceau s'appelle "Lubumbashi Groove", un titre de mon prochain album.

Un dernier mot, Isaac ?

Isaac Kemo : Il n'y a jamais de dernier mot (rire). Comme je le disais tantôt, je n'ai pas eu tort. La musique est la continuité de mes pensées. Le musicien de Lubumbashi qui se retrouve à Abidjan n'a pas de souci par rapport à l'avocat de Lubumbashi qui se retrouve à Abidjan, lui il va patauger ! 


ZOOM

L'inspiration et la composition

Comment votre inspiration vous vient-elle ? C'est l'envie de jouer de la musique que vous adaptez à vos expériences ou est-ce l'inverse ?

Isaac Kemo : L'objectif de mes masterclass, c'est aussi de dire aux musiciens d'éviter d'attendre de se sentir inspirés pour composer. Aujourd'hui, le monde est en pleine mutation ; il y a juste des algorithmes à gérer. Il suffit d'écrire des algorithmes. Le musicien peut lui-même, à partir d'un seul élément, composer une belle musique. Écoutez, il y a eu Michael Jackson qui a eu son accoutrement et après sa mort les gens ont voulu s'habiller comme lui. Bob Marley pareil, les gens se sont accaparés son style vestimentaire.

Ça veut dire que l'investissement, c'est en nous-même. Le plus souvent, on pense que le mécène se retrouve dans le public, mais non ! Quand on a une méthode, quand on a un algorithme à travers nous-même on peut attirer mille personnes. Donc l'algorithme est fait pour ça, pour inverser un peu les choses. Par exemple, tu peux programmer un concert dans un mois et avant tu cibles ceux qui sont intéressés à venir, et à partir de l'algorithme de ces gens tu peux produire une musique adaptée à eux, au lieu de leur proposer autre chose comme si tu leur imposais une musique.

Il y a juste des algorithmes qu'il faut gérer pour composer une belle musique. C'est la méthode au fait. À partir de l'algorithme, on produit une musique en fonction des auditeurs qu'on choisit. C'est pour ça que l'algorithme est fait.

Israël Nzila Mfumu