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INDY DIBONGUE : "J'ai appris à ne pas m'amputer de ma culture"

Iroko Sound Hommage à Francis Bebey

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"Bebey Blues", le deuxième album du camerounais Indy Dibongue, rend hommage à ses origines et à l'immense Francis Bebey

Depuis 1985, le natif de Douala s'est installé en France où il exerce son art encore aujourd'hui, mais ses origines lui collent à la peau.

Comment le projet de "Bebey Blues" est-il né ?

Indy Dibongue : Je peux dire que c'est une prise de conscience de ce que je suis à la base. Je me suis rendu compte qu'on ne peut pas avancer sans tenir compte de ceux qui nous ont précédés. Si on veut rester authentique, savoir ce qu'on est, ce que nous sommes vraiment, il faut aller le chercher auprès de ceux qui nous ont précédés.

Dans mon cas, j'ai vécu pendant longtemps en France. Quand je suis rentré au Cameroun, en 2000, il y a un ami d'enfance qui voulait me sortir. Il me demande qu'on aille écouter du jazz, mais je lui suggère d'aller plutôt dans un endroit où on joue la musique de chez nous. C'est là que j'ai entendu un morceau de Francis Bebey « Maléa ».

Quand j'ai entendu ce morceau, c'était comme si j'étais revenu à mes années d'enfance. Cela a réveillé quelque chose, et, à mon retour à Paris, j'ai eu envie tout de suite de voir ce que je pouvais faire de cette chanson de Francis Bebey. J'ai sorti mon premier album, en 2014, en pensant à Bebey, c'était une sensation que je ne saurais pas décrire. Après, je me suis dit qu'avant de passer à d'autres projets, il me fallait faire un point avec moi-même. Voir où j'en étais avec moi, en tant qu'artiste, ma vision sur le lien entre l'art de la musique et moi. C'est là que je me suis rendu compte, avec la résonnance de Francis Bebey en tête, qu'il me fallait un retour à mes racines. Je m'intéressais à la démarche de création de Bebey, son isolement, sa création, son envie de reconnaître les talents des autres, etc. J'avais un album que j'ai laissé de côté pour ce projet.

Comment l'avez-vous construit ?

Indy Dibongue : J'ai rassemblé des morceaux pas très connus, et je me suis mis à la place d'un compositeur. Je me disais que j'avais envie de faire raisonner ce que j'étais aujourd'hui et non textuellement comme le travail de Francis Bebey à l'époque. Ce que je voyais, ce n'était pas palpable. J'ai travaillé avec deux personnes pour l'album : un pianiste d'Italie et un batteur. Je suis entré en studio avec le batteur et on a envoyé le son au pianiste en Italie. Je lui ai dit que je voulais de l'émotion et ce qu'il a envoyé a produit l'album tel qu'il est aujourd'hui.

Dans l'interlude de votre album, Francis Bebey parle de la flûte et des Pygmées. Quel rapport culturel y avait-il entre "Bebey Blues" et ce peuple ?

Indy Dibongue : Francis Bebey était très attaché à ce peuple. Notre fondamental, le peuple Bantou, notre essence culturelle, ce sont les Pygmées. Dans le morceau éponyme, il y a des voix pygmées. Il y a aussi ma voix. Ce que j'entends et ce que mes grands-mères faisaient lors des deuils, lors des activités dans la société, c'est à cela que je pense. A travers Francis Bebey, j'ai découvert ces sensations. C'est pour cela que quand j'ai découvert cette interview où il parle de Pygmées, je me suis dit que ça serait l'ouverture de l'album.

Indy-Dibongue

Pourquoi avoir choisi « Bebey Blues » comme titre de cet opus ?

Indy Dibongue : Le morceau Bebey Blues, je l'ai composé en hommage. Pour moi, le Blues c'est un état d'être, une manière de vivre dans laquelle nous racontons tout ce qui est en nous. Quand je parle de Bebey Blues, il s'agit de raconter, à travers cette musique, la vie de Francis Bebey. On pourrait aussi dire le feeling, le sentiment, l'amour de Bebey. C'est vrai que si j'avais titré l'album en septembre 2021, je l'aurai titré autrement. Mais le son B-B a une certaine raisonnance qui me plaisait.

Comment définiriez-vous cet album : un hommage à Francis Bebey ? Une quête d'identité ?

Indy Dibongue : C'est tout cela à la fois. Léonora Miano parle dans un de ses livres de « ce que nous sommes devenus ». Ce garçon né à Douala et qui a voyagé dans plusieurs endroits, qu'est-il devenu ? Nous, on évolue et traversons le temps par ce qu'on vit, ce qu'on fait et tout cela devient une partie de nous, mêmes mes ancêtres. C'est un hommage à l'Afrique pour montrer aux gens que nous avons notre identité. J'ai été initié à la musique par Tony Allen, qui nous a quittés en 2020. En travaillant tout ce temps avec lui, j'ai compris toute la science qu'il y a dans nos cultures.

Cette initiation fait que j'ai appris à ne pas m'amputer de ma culture. Aujourd'hui, je joue de la guitare principalement mais j'avais envie de trouver ces sons cramés que l'on entend dans l'album que ce soit dans Likembé, et d'autres chansons. Quand j'écoute Ali Farka Touré ou Franco, ils avaient tous ce son organique, ce côté cramé. Et moi, au fond, c'est sorti tout seul.

Dans "Bebey Blues", vous faites une utilisation très parcimonieuse de voix au profit des instruments qui sont le canal principal d'expression. Pourquoi ce choix ?

Indy Dibongue : Je ne dirais pas que c'est un choix. Pour moi, l'utilisation de la voix, c'est comme quand on écoute le Ngoso (musasako : les pleureuses). Quand on l'écoute, ce n'est pas une voix pleine, c'est plus un souvenir de chanson de berceuse que me chantait ma grand-mère quand elle me portait dans le dos. C'est comme chanté entre les dents, c'est plus un chant modal que tonal. Tout le côté tonal des chants aujourd'hui, c'est une importation de l'Occident. Nous n'avons pas cette gamme tonale, nous avons des pentatoniques et autres. Nos chants ce sont des motifs et j'ai voulu exprimer et ressortir cette africanité. C'est la raison du lien avec ce type de chant.

J'ai squatté les bibliothèques, et j'ai lu énormément de livres sur le peuple Pygmée et sa culture de chant. En Afrique, ce sont ces motifs qui caractérisent mon enfance aussi, qui raisonnaient et je me suis dit que c'était ce que je cherchais. C'est la recherche d'un chemin et, quand je l'ai trouvé, j'ai senti que c'était cela, il n'y avait aucun doute. Ça s'est imposé tout seul.

Et parmi ces morceaux, lequel préférez-vous ?

Indy Dibongue : Ce que je peux dire, c'est qu'il faut considérer l'album comme un morceau avec plusieurs suites, plusieurs variations. Quand on dit nya boso, nu bupè, mwayé, na matanga môngô veut dire quelque chose : le premier qui a suivi ta lumière et tes pas. C'est cela que ça veut dire.

C'est donc une suite logique ou chaque composition fait appel à la suivante ?

Indy Dibongue : C'est exactement cela. Cette succession veut dire : je suis celui qui s'est réveillé et qui s'est dit "je vais suivre les pas de Francis Bebey". Nya boso introduit, ensuite la transe prend le relais dans un rythme de forêt et après c'est parti. C'est une suite avec plusieurs variations. Un titre introduit et un autre le complète, on est dans un univers.

Parlons de l'album sorti en avril, qu'en est-il de sa réception, de ce que votre public en a pensé ?

Indy Dibongue : Tout ce qui a été écrit jusque-là est une grande surprise pour moi. Je ne pensais pas que les gens comprendraient cette démarche pour Bebey Blues. En sortant cet album en 2021, on avait déjà perdu Tony Allen, et, dans l'album, quand on entend le batteur, on a presque l'impression que c'est Tony Allen qui joue, mais il n'est pas présent. il est malheureusement décédé le 30 avril 2020. Je me rends compte de tout ce que grand maître m'a transmis, et je fais le relais. On m'a tendu cet héritage et je le tends aussi vers ceux qui viennent après moi. Dans le dernier article que j'ai lu d'un journal anglais, la manière dont mon travail a été perçu m'a plu. 

Parlons de "Mot'a Sawa", sorti en 2019. On a eu l'impression qu'il était un prélude de Bebey Blues...

Indy Dibongue : On peut dire cela parce que "Mot'a Sawa" c'est une chanson d'Eboa Lotin, qui faisait des chansonnettes en langue Douala, et même en Lingala. Je l'écoutais énormément à la radio quand j'étais enfant et l'artiste que je suis devenu s'est senti interpellé. La différence avec Francis Bebey ce que Eboa lui chantait. Il peignait notre société par ses compositions et ses observations. J'ai donc pensé à Mot'a Sawa, ensuite je me suis mis sur Bebey Blues.

En tant qu'artiste, pensez-vous qu'il est possible aujourd'hui de perpétuer l'héritage de la musique traditionnelle en la combinant avec les rythmes de la musique contemporaine ?

Indy Dibongue : Je me dis que nous ne venons pas au monde pour faire les mêmes choses. Je crois que chaque humain vient au monde pour accomplir un certain degré de création. Certains ont un don, d'autres sont initiés, d'autres imitent, d'autres encore y arrivent par désir d'accomplir ce quelque chose de particulier. C'est la beauté de notre monde, cette diversité. Je pense que les musiques contemporaines ont droit d'exister, en Occident, ils ont créé ces musiques alors que je considère qu'ils n'avaient pas de don naturel.

D'un autre côté, la culture africaine est depuis toujours liée à la musique. On ne pratique pas la musique par mimétisme en Afrique. Tout s'accompagne de musique.

Vous voulez dire que, pour vous, c'est possible que les deux coexistent ?

Indy Dibongue : (Réfléchit) Oui, c'est possible. C'est juste que ceux qui se reconnaissent dans une branche l'acceptent. Nous ne pouvons pas tous faire la même chose, il faut que chacun fasse un choix. Parce qu'aujourd'hui il y a des gens très talentueux, mais qui courent après le succès, qui partent sans avoir laisser quelque chose dans l'histoire, alors qu'ils auraient pu.

Remerciements chaleureux à Indy Dibongue et Jean Dibokwè.

Crédit photo : Alain Ngann. 

Crédit illustration : Noam Dibongue.

Zoom

L'omniprésence de la guitare

Vous en parliez déjà, la guitare est centrale dans l'album et dans votre carrière. Quelle place accordez-vous à cet instrument ?

Indy Dibongue : Je ne dis pas que je suis guitariste ni ne me considère pas comme tel. J'ai toujours dit que je joue de la guitare. Pour moi, c'est un moyen d'expression. A ceux qui me cherchent comme guitariste je dis toujours que je ne le suis pas. La seule personne avec laquelle j'ai travaillé et avec laquelle je suis devenu artiste, c'est Tony Allen.

Aujourd'hui, même quand on écoute ses albums, on entend cette omniprésence de la guitare. Quand je livre une performance, le public sait tout de suite identifier que c'est ma musique grâce à cette identité avec le son de la guitare, quelle que soit la musique que je joue.

Iragi Elisha

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