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FRONTIÈRES, film choral et plaidoyer féministe

"Le racket aux frontières est systématique"

Avec ce road-movie poignant et féministe, Apolline Traoré donne à voir les difficultés pour traverser les frontières de différents pays africains, et faire circuler des biens.

À travers plusieurs perspectives et points de vue, la réalisatrice nous rend attentifs aux différentes raisons qui peuvent motiver ce si harassant périple. Il peut s’agir de ventes de pagnes plus ou moins autorisées, de transactions de médicaments plus ou moins légales. Souvent, l’enjeu s’avère très élevé, puisque ce genre de voyages permet même, parfois, de financer les études onéreuses des enfants à l’étranger, ou de rendre sa vie un peu plus confortable. 

Apolline Traoré ne nous cache rien des déboires et des mésaventures d'Emma, Adjara et Sali, qui apprennent à se connaître dans un bus, sur le trajet Bamako, Cotonou, via Ouagadougou. On voit notamment les policiers faisant payer des taxes excessives ou imaginaires, les pannes et désagréments plus que fréquents, les bandits de grand chemin, ou les autorités qui accordent un laissez-passer si on les satisfait sexuellement. 

 

Auréolé du prix Cedeao du meilleur film ouest-africain au Fespaco de 2017, Frontières souligne que la libre circulation des biens et des personnes à travers la Cedeao (Communité économique des états de l'Afrique de l'Ouest), pourtant autorisée depuis plus de quarante ans, demeure un voeu pieu. Pour retranscrire fidèlement les réalités dépeintes, et bien qu'il s'agisse d'un film de fiction, Apolline Traoré a elle-même effectué le trajet dont Frontières rend compte, et a confié : "Le racket aux frontières est systématique à tel point que dans certains véhicules, la personne qui assiste le conducteur fait une collecte d'argent avant d'arriver à la douane pour pouvoir payer plus rapidement les fonctionnaires en poste." 

Bien documenté et détaillé, le film nous propose plusieurs autres scènes qui semblent tirées de la réalité, et interpellent, comme lorsqu'un passager, à qui une dame avait confié des bijoux pour passer la frontière, les a introduit dans un sandwich pour pouvoir les lui subtiliser. Néanmoins, la fiction apporte encore une dimension supplémentaire.

Frontières trouve sinon un bel équilibre entre témoignages quasi-documentaire, suspense, moments d'émotion, parenthèses comiques, coups de théâtre et rebondissements, avant une chute percutante qu'on ne dévoilera pas. "Frontières" relève de plusieurs genres à la fois, et trouve sa durée adéquate, le bon rythme a été trouvé. On se retrouve au plus près de ses femmes, et on partage leurs angoisses, leurs peurs, leurs rêves, leur méfiance ou leur besoin paradoxal de se confier à quelqu'un.

 

Les comédiennes, autrement, permettent aussi au film de gagner en qualité, par leur conviction, leur implication manifeste et leur présence très convaincante à l'écran. Aux côtés d'Amélie Mbaye, Adizelou Sidi, et Unwana Udobeong, toutes trois impeccables, on peut également retenir Nacky Sy Savané, bien connue pour le rôle d'une des nombreuses femmes de "Demi-Dieu" dans la comédie Le Bal Poussière d'Henri Duparc.

Frontières s'inscrit enfin avec une grande cohérence au sein de l'œuvre d'Apolline Traoré, qui consacre tous ses films, des courts-métrages "Le Prix de l'ignorance" et "Kounandi" à "Desrances" en passant par "Moi, Zaphira", à la place et à l'importance de la femme au sein des sociétés africaines.

La scénariste et réalisatrice confirme à chaque film qu'elle arrive très bien à véhiculer des messages sociaux ou politiques à travers des narrations, des fictions et en revisitant des genres - pour Frontières le road-movie, ou le film avec des terroristes et une prise d'otage dans "Desrances". Ici, le scénario d'Apolline Traoré lui permet notamment de rendre hommage à toutes les femmes combatives, valeureuses et sacrificielles qu'elle a pu rencontrer et qu'elle connaît. Elle nous met également en garde contre les anomalies d'un système pourri par la corruption, les violations des loi établies, et les salaires indécents.

Par son parcours remarquable, Apolline Traoré incarne avec brio une nouvelle vague de cinéastes africain(e)s, et constitue un vrai exemple. On attend déjà de pied ferme son prochain film !

ZOOM

Un tournage difficile

D'abord rétive pour contribuer au financement du long-métrage, la Cedeao n'y a consenté qu'au bout de deux ans.

D'autres partenaires ont aussi participé, comme l'Organisation internationale de la Francophonie, TV5 Monde, Orange Studio, ainsi que les gouvernements burkinabè et ivoirien, pour un budget total de 536 000 euros.

 

Le tournage, en plus, ne s'est pas effectué sans heurts, comme le révèle la réalisatrice : "Nous avons dû obtenir des autorisations partout, planifier le passage aux frontières avec les administrations de chaque pays. Et comme certaines zones étaient victimes d'attaques terroristes, nous étions accompagnés par l'armée. Les soldats savaient se faire discrets pendant le tournage, on  les oubliait, puis on les voyait réapparaître pour nous escorter chaque fois que notre convoi repartait." 

Matthias Turcaud