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O TERRORISTA ELEGANTE de José Eduardo Agualusa et Mia Couto

« Le drame de l’identité »

Agualusa et Mia Couto ont toujours montré une estime réciproque car ils partagent des vues identiques sur les rapports entre littérature et politique et sur le rôle de l’auteur dans la dynamique démocratique (1).

O terrorista elegante comme les deux autres récits qui composent le livre qui nous occupent (2) ont été écrits à quatre mains. On y retrouve la double thématique développée dans les œuvres antérieures d’Agualusa, à savoir la question identitaire et l’activité onirique.

Toutefois l‘approche est sensiblement différente. Que ce soit dans O Vendedor de Passados (2005), Um estranho em Goa (2006) ou Milagrario passoal (2010), la problématique identitaire est abordée dans une perspective ethnographique : il s’agit de se vivre comme un autre que soi c’est-à-dire comme étranger à soi.

Transitant en permanence de l’Angola, son pays d’origine, au Brésil et au Portugal mais aussi en France, en Suède, en Allemagne, passant au travers de Fronteiras perdidas (2008), l’auteur se donne pour objectif de vivre ces différents pays en tant qu’étranger et, par voie de conséquence, de se vivre comme étranger.

Jose-Eduardo-Agualusa-DRDe ces multiples expériences, il campe des personnages fictionnels chez lesquels la confrontation avec l’Autre engendre une mise en question (très souvent sur le mode de l’imprévu voire du cocasse) d’idées toutes faites, mouvement qui débouche à la fois sur une critique de la société angolaise et sur l’idée que chacun de nous se découvre étranger à lui-même aussi longtemps qu’il n’est pas confronté à l’étranger comme porteur d’un vivre, d’un sentir, d’un penser différents des nôtres. Le soi se construit par « l’épreuve du non-soi » (4). Cette épreuve est celle du décentrement de soi ; elle suscite une perte des repères les plus essentiels à l’existence d’où l’intranquillité qui tenaille les personnages en permanence.

Si nous faisons usage du terme « intranquillité », c’est qu’il renvoie au livre de l’intranquillité de Pessoa. Judite Malimali, un des personnages de la seconde nouvelle du recueil, déclare : « Un jour, j’ai lu Fernando Pessoa et ce fut une révélation » (p 95). De fait, ce poète protéiforme n’a cessé, sa vie durant, de dé-couvrir la complexité de sa personnalité labyrinthique : « Je me suis multiplié en m’approfondissant (…) Pour me créer, je me suis détruit (…) Je suis la scène vivante où passent plusieurs acteurs, jouant diverses pièces » (5).

L’oeuvre que nous sommes en train de lire est une parfaite illustration de ce cheminement intérieur. Judite décide, par exemple, de se dédoubler et de devenir à la fois l’épouse ingénue et la maîtresse affichant un érotisme en choisissant un hétéronyme pour chacune d’elles. En règle générale, tous les protagonistes que ces histoires mettent en scène exposent une personnalité plurielle, tiraillée entre plusieurs rôles sociaux, ce qui les contraint à pratiquer la feinte au sens que Gracian donne à ce terme : Bentinho, le terroriste, mène des activités subversives en lien avec une organisation islamiste mais il est reconnu comme poète romantique et se dit « médecin des esprits » ; Baltazar Fortuna a connu trois femmes dans sa vie dont il se dit victime puisqu’il éprouve une dépossession de lui-même : « Je mélange mes pensées car je suis pris par mes rages anciennes (…) Ce que je vis en moi, je ne le ressens pas comme étant ma vie » (p 65). Position inconfortable qui provient de l‘étrangeté consécutive de la réfraction d’une forme dans une autre.

Le rêve se révèle ici essentiel en ce qu’il endosse tous les dehors de la réalité : « Je ne sais pas si je parle de ce qui est en train de se passer ou si je parle de ce que j’ai rêvé qui s’est passé » déclare Baltazar (p 103). Il en vient à douter de son existence même car il a rêvé qu’il perdait la vie à cause d’une balle qui lui aurait traversé la poitrine devant les trois femmes qu’il a aimées mais celles-ci lui ont déclaré qu’un tel meurtre était inutile puisque chacune d’elles l’avait déjà tué dans le souvenir ; il n’existait donc plus. (p 104). Dans la même veine, Ermelinda Feitinha rêve que sa fille lui avait donné naissance, « c’est elle ma mère, moi je suis sa fille » (p 109). Il faut se garder de voir dans ce type de représentation mentale une altération de soi d’origine pathologique car une telle hybridation est constitutive de notre identité à tous. « Combien d’ombres amenons-nous à l’intérieur de nous-mêmes » (p 138) s’interroge la vieille Luzinha dans le récit qui ferme le livre. L’irruption de l’autre dans le paysage intérieur de l‘individu suscite « un étourdissement, responsable d’une désorientation identitaire » (6) – pour cette raison, Agualusa parle du « drame de l’identité ».


Cet ébranlement est salutaire en ce qu’il débouche sur la mise en mots de cette expérience : « J’ai besoin de me raconter » dit Baltazar (p 104). Celle-ci, à son tour, permet de démêler cet enchevêtrement et de se voir « soi-même comme un autre » selon l’expression de Paul Ricoeur - par exemple, Laranjeira, le policier manifeste des réactions racistes vis -à-vis de sa collègue métissée, il est amené à se justifier et à admettre que lui aussi, présente des zones d’opacité. La découverte de soi se fait nécessairement à travers l’étranger.

Les frontières géographiques et culturelles que franchit le voyageur dans les récits antérieurs d’Agualusa et de Mia Couto sont similaires à celles qu’abolissent les protagonistes des nouvelles rassemblées dans O Terroristo elegante. Car le soi porte en lui l’Autre comme son double infernal mais qu’il est indispensable de maîtriser puisqu’il nous est consubstantiel. Le présent texte développe ainsi, au niveau de la personnalité individuelle, ce que les publications précédentes de ces auteurs avaint déjà fait connaître en interrogeant par le biais de la fiction la richesse de l’interculturalité.

(1) Ces auteurs accordent souvent des interviews en commun comme on peut le lire dans la revue Visao et sur le site Africultures.com « José Eduardo Agualusa et Mia Couto ré-enchantent le monde ».
(2) Mia Couto - José Eduardo Agualusa : O terrorista elegante e outros historias - Quetzal Editores - 2020 - 160 pages.
(3) Traduit en français sous le titre Le marchand de passés (2006) aux éditions Métaillé
(4) Antoine Berman : L’épreuve de l’étranger - Gallimard - 1984 - p 68.
(5) Cité par Antoine de Gaudemar in journal Libération, jeudi 28 avril 1988.
(6) Francisco José Sampaio Melo : « A ambiguidade do discurso colobial : Um estranho em Goa de José Eduardo Agualusa » (en ligne).

ZOOM

Biographie de José Eduardo Agualusa

José Eduardo Agualusa est né en 1960 à Huambo, en Angola.

Après des études d'agronomie et de sylviculture, il s'est très vite engagé dans l'écriture et le journalisme et publie un premier roman en 1989, A Conjura. Il ouvre ainsi la voie à une nouvelle génération d'auteurs africains et revitalise la langue portugaise en s'emparant de l'histoire coloniale. Devenu persona non grata en Angola pour ses positions politiques, il vit entre Lisbonne, Rio de Janeiro et le Mozambique. Il tient une chronique dans le prestigieux quotidien brésilien O Globo.

Il est l'auteur de nombreux romans, poèmes, reportages et nouvelles, notamment Le Marchand de passés, La Guerre des anges, Barroco tropical, tous couronnés de succès et publiés dans plus de 25 pays. En 2007, il reçoit l'Independent Foreign Fiction Prize et en 2013 le prix Fernando Namora. Théorie générale de l'oubli est finaliste du Man Booker Prize en 2016 et remporte le Prix international de littérature de Dublin (ex-Impac) en 2017.

Pierrette et Gérard Chalendar