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LE TRIO BLEU, réquisitoire poétique contre un système pervers

Présence Africaine

"Nous sommes tous des migrants"

La talentueuse et très prolifique Ken Bugul, aujourd'hui septuagénaire, a écrit un roman de plus, une fable politique et poignante, qui s'éloigne de sa veine autobiographique habituelle.

Elle n'avait pas écrit depuis huit ans, et elle a aujourd'hui 75 ans, mais force est de reconnaître que Ken Bugul n'a rien perdu de sa force et de sa lucidité.

Le Trio Bleu, son onzième ouvrage, constitue un diagnostic sans appel sur le mirage de l'immigration vers l'Occident, et tous les innombrables drames qu'elle engendre. Selon Ken Bugul, il s'agit de déconstruire sans plus attendre toute cette mythologie : celle selon laquelle si on part en Europe, on aurait réussi, et à quel prix ! La romancière nous rappelle toutes les étapes d'une véritable descente aux Enfers - incluant humiliations sans fin, famine et esclavage en Libye. La Terre Promise se trouve-t-elle véritablement au bout de cet interminable calvaire, en France, ou, pour reprendre le nom du roman, "Réewma" ?

Ken Bugul nous montre aussi que les migrants africains sont souvent victimes de détournements de fonds et d'extorsions de la part de leurs soi-disants proches. Ici les nombreux virements que fait parvenir Goora à son oncle avec difficulté et qui devaient payer la construction d'une villa ne servent en fait qu'à enrichir ce dernier. Son oncle se révèle d'ailleurs dépourvu du moindre scrupule, puisqu'il va même jusqu'à subtiliser la promise de Goora. 


Avec courage et une langue bien aiguisée, Ken Bugul dénonce ce qu'elle nomme un "système pervers" qui gangrénèrait selon elle le pays - ou continent ? - qu'elle appelle "Jolof". Pour le prouver, voici un extrait éloquent du roman : "Dans une société devenue matérialiste par la faute des dirigeants qui avaient fait de leurs peuples des résignés, de leurs acolytes opportunistes et de leurs proches, des "subitement milliardaires", ce nouveau statut de considérés avait beaucoup affectés les hommes.  Un homme instruit, éduqué, cultivé, érudit, honnête, digne, n'y avait plus sa place. La valeur d'un homme ne se mesurait plus que par ses villas, ses voitures de luxe, son train de vie de pacha, ses voyages à Dubaï, Paris, Rabat ou Houston. L''homme en était réduit à l'apparence et à l'avoir. Inversion de statut : 'Sois riche et tais-toi !' ".

Ken Bugul vitupère une société malade, traversant une crise profonde et semblant presque incurable. Le libéralisme sauvage et le capitalisme assoiffé semblent avoir eu raison de toutes les valeurs. Nous vivrions dans un grand asile à ciel ouvert. Le libéralisme et le capitalisme, ce seraient le nom des virus les plus graves que nous aurions en fait à craindre. Nous nous trouverions dans une totale dystopie, contraire à toutes les règles et totalement contre-nature.

Le sujet n'est pas nouveau, mais Ken Bugul a sa langue à elle, à la fois poétique et tranchante, sarcastique et aérienne. Amer et mélancolique, Le Trio Bleu n'en contient pas moins de l'espoir. Certaines réalités resteraient authentiquement belles, et il faudrait pouvoir les voir. La solidarité, l'amitié, la poésie, le ciel, et les oiseaux. Même le redoutable système pervers ne pourrait nous empêcher d'y goûter !

 

ZOOM

Les deux autres membres du trio

Goora se lie d'amitié dans le roman avec Suleiman, un réfugié syrien qui fabrique de nombreux oiseaux en papier, et, surtout, avec François, français et plombier comme lui, qui a été victime d'une grande injustice judiciaire qui l'a amené à purger une longue peine en prison et qui a profondément affecté son existence.

Ce trio composé de ces trois parias, de ces trois orginaux rejetés par la société pour une raison ou pour une autre confère beaucoup de tendresse au roman, et compense sa dureté et son désenchantement.

Matthias Turcaud