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LE MARCHAND DE SABLE, un thriller citoyen

Barney Production

Et la morale, dans tout ça ?

Pour son premier long-métrage, Achiepo propose un film immersif et poignant, qui conduit à réfléchir sur ceux qu'on appelle les « marchands de sommeil » : le réalisateur nous montre toute la complexité de la situation, et les inépuisables débats moraux qu'elle engendre inévitablement.

On voit, grâce au film, que les dits marchands de sommeil ou « de sable » comblent un vrai vide, puisque les foyers ne peuvent plus accueillir de migrants, et que les assistants sociaux, en dépit de toute la bonne volonté du monde, ne peuvent pas non plus aider tous ceux qui viennent les appeler à la rescousse.


Le personnage complexe de Djo devient certes « marchand de sable » pour des raisons financières d'une part, mais nourrit aussi de nobles intentions, même s'il devient un hors-la-loi. Il veut sincèrement aider, et ressent vraiment de l'empathie pour ces migrants perdus, sans ressources, sans papier, sans logement et sans perspective. Le Marchand de sable évite subtilement tout manichéisme, nous met en garde contre les jugements trop faciles et hâtifs.  Nous confrontant à une angoissante et inextricable impasse. Il nous interpelle, nous secoue, et nous prend à parti.

Steve Achiepo sait en plus de quoi il parle, puisqu'il était lui-même agent immobilier. Le film relève d'un réalisme âpre et poisseux. Cela dit, il a aussi recours aux ficelles du cinéma de genre, reprenant par exemple les codes du thriller voire du film d'horreur pour rendre son film encore plus percutant, et sensibiliser encore davantage ses spectateurs.

La mise en scène nerveuse et inspirée se met efficacement au service du récit. Les images s'avèrent souvent très éloquentes, et en disent plus que bien des longs discours. C'est le cas de l'échange de regards entre Djo et Tantine Félicité dans la séquence d'ouverture, ou lorsque le personnage découvre les conditions d'habitat désastreuses de ses locataires illicites. La lumière très crépusculaire du chef opérateur Sébastien Goepfert, auquel on devait déjà les magnifiques images d' "Une histoire d'amour et de désir" de Leyla Bouzid, ainsi que "Tu mourras à vingt ans" d'Amjad Abu Alala, sert parfaitement bien le propos, et amplifie la grande tragédie contemporaine que relate le film. 

Evidemment, Le Marchand de sable est également et peut-être surtout un film d'acteurs, et doit beaucoup à l'investissement et la justesse de sa distribution. En premier lieu, Moussa Mansaly, auquel on confie d'habitude des rôles secondaires, fait plus qu'impressionner. L'acteur-rappeur, qu'on avait déjà pu apprécier dans la série « Validé », ou dans « La Vie Scolaire », rend bien justice à la belle complexité de son personnage : capable d'une grande douceur mais aussi d'une forte agressivité, impulsif, irascible, très sensible, à fleur de peau, apparemment solide mais en fait extrêmement fragile. Sa mémorable prestation mérite des éloges appuyés.


À ses côtés, les autres comédiens se révèlent de même très concernés. Criante de vérité elle aussi, Ophélie Bau convainc beaucoup, notamment dans des scènes très émotionnelles et difficiles à jouer sur le papier – comme lorsqu'elle fait comprendre à une jeune migrante à laquelle elle avait promis une place dans un foyer qu'elle ne peut finalement pas tenir sa promesse. Aïssa Maïga campe une Tantine Félicité émouvante et très crédible. Dans le rôle du colonel, Mamadou Minté s'avère aussi particulièrement saisissant. Benoît Magimel, enfin, et bien qu'il n'apparaisse que très peu, est parfait en agent immobilier véreux et apparemment sans scrupules, bien qu'il se fasse passer pour philanthrope.

Ce casting majuscule achève de faire de ce premier long-métrage un film nécessaire et important, qui nous exhorte à chercher et trouver des solutions éthiques et justes pour loger ceux qui n'existent même pas officiellement, et qui végètent dans des conditions indignes, dans l'indifférence générale. Le film nous montre qu'on ne peut justement pas fermer les yeux, et nous fait voir ce dont on a l'habitude de faire abstraction.

ZOOM

Une longue gestation

Autodidacte, Steve Achiepo n'était pas nécessairement destiné à devenir réalisateur de cinéma. 

Sans réseau, il a pris des cours de théâtre, puis s'est retrouvé, de fil en aiguille, à diriger un court-métrage. Lorsqu'il a travaillé en tant qu'agent immobilier, un homme l'a chargé de trouver des locataires pour un logement situé dans le XVIème arrondissement, assez huppé donc, de Paris ; tout en lui transmettant la demande de la propriétaire, sa grand-mère, de ne louer le bien qu'à une famille blanche. Mal à l'aise, Achiepo a quand même été d'accord de s'occuper de ce logement, notamment pour des raisons financières. Cette histoire l'a cependant beaucoup hanté, et la culpabilité d'avoir participé au "racisme systémique dans l'immobilier locatif" l'a rongé.

Le début de l'écriture a ensuite coïncidé avec l'explosion de la crise en Côte d'Ivoire, et l'arrivée massive de réfugiés ivoiriens - dont des membres de la famille d'Achiepo lui-même - qu'elle a entraîné ; cela a pu encore enrichir et densifier son script. Après avoir commencé à écrire seul, Achiepo collabore ensuite avec Romy Cocia di Ferrio, et terminera à nouveau seul. L'élaboration du scénario aura en tout pris huit années ! 

Matthias Turcaud