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TIKEN JAH FAKOLY chante son continent

Chapter Two / Wagram Music

On ne peut pas faire de reggae sans parler de politique

Africa Vivre a eu l'immense privilège et l'immense bonheur de dialoguer par WhatsApp avec Monsieur Tiken Jah Fakoly, un homme aussi talentueux, courageux et intègre que simple, humble et accessible. Voici l'interview !

Comment cet album a-t-il vu le jour ?

Tiken Jah Fakoly : La majorité des chansons a été écrite pendant la pandémie, lorsque j'étais bloqué en Afrique et que je ne pouvais pas voyager. J'ai passé beaucoup de temps dans ma ferme, à 45 kilomètres de Bamako, et c'est là que l'inspiration est venue. A chaque fois que je pensais à une chanson, je me mettais à la fredonner. Et il y a aussi des chansons que je n'avais pas encore mises sur un album.

Pour ce qui est de la production, nous avons enregistré en Côte d'Ivoire dans mon studio, avec des musiciens ivoiriens. Tyrone Downie, le claviériste de Bob Marley est venu de la Jamaïque pour superviser l'enregistrement, mais malheureusement il est décédé deux ou trois jours après la sortie de l'album. Donc l'album a été composé à Bamako, enregistré en Côte d'Ivoire et mixé à Paris.


Cela fait trente ans que vous menez un combat à travers vos chansons. Où trouvez-vous la force de mener encore et toujours ce combat ?

Tiken Jah Fakoly :C'est l'optimisme pour l'Afrique qui me donne autant d'énergie. Quand je vois l'Afrique, je sais que c'est le continent de l'avenir, je sais que c'est le continent où tout reste à faire. Je sais que c'est un continent qui va être sollicité par tout le monde, s'il est stable et s'il n'y a pas de coup d'état.

Vous collaborez avec Grand Corps Malade sur le premier titre de l'album, « Enfant de la rue ». Comment cette collaboration s'est-elle déroulée ?

Tiken Jah Fakoly : J'ai découvert que Grand Corps Malade suivait toute ma carrière et qu'il aimait beaucoup ce que je faisais. Nous nous sommes retrouvés lors d'un concert, et il a assisté à tout mon concert. Ça m'a poussé à aller écouter ce qu'il faisait. J'avoue qu'avant je le connaissais de nom, mais je n'écoutais pas sa musique. Je suis allé écouter, et j'ai trouvé qu'il avait des textes forts et un flow original. Lorsque j'ai fait cette chanson « Enfant de la rue », je l'ai contacté, il m'a tout de suite répondu et il m'a dit que ce serait avec plaisir qu'il le ferait. On s'est mis ensemble pour faire passer le message de ce morceau-là.


Vous avez aussi travaillé sur cet album avec Amadou et Mariam...

Tiken Jah Fakoly : Amadou et Mariam, nous avions déjà travaillé il y a très longtemps. On avait même eu un disque d'or. Le morceau « Don't Worry » parle d'espoir pour l'Afrique, et j'avais envie de faire ça avec Amadou et Mariam. Amadou et Mariam ont donné beaucoup d'espoir à tous les handicapés sur le continent africain. Malgré leur handicap, ils ont réussi à se hisser au sommet de la musique africaine. Pour moi, c'étaient eux qui devaient m'accompagner sur ce titre-là. Je les ai appelés, et ils ont tout de suite accepté.

Et Winston Mc Anuff ?

Tiken Jah Fakoly : Je l'avais croisé une fois pendant un festival et on avait sympathisé. Quand j'ai fait ce morceau « I can't hear », je voulais un Jamaïcain, pour qu'on puisse donner ensemble de la force à ce morceau. Avec les gars de la maison de disque – comme il est dans la même maison de disque que moi –, on a décidé ensemble de l'inviter.

Dub Inc, enfin, a participé aussi à l'album...

Tiken Jah Fakoly : J'avais fait un featuring sur leur tout premier album, et, aujourd'hui, c'est un des groupes les plus connus en France. Nous sommes amis, et on a voulu faire un morceau ensemble pour parler de l'Afrique. Un des chanteurs de Dub Inc est algérien, et l'autre est béninois. On voulait parler de l'Afrique de manière positive. J'ai pensé à eux, je les ai invités, et ils m'ont honoré de leur présence sur ce titre-là.


Personnellement, justement, une des chansons de l'album qui m'a le plus touché, c'est « Beau continent ». Comment avez-vous eu l'idée de cette chanson ?

Tiken Jah Fakoly : Le message que je dis dans cette chanson, j'y crois. Je pense que l'Afrique c'est tellement magnifique, c'est beau. En plus, c'est un continent qui est riche, mais qu'on a rendu pauvre. Un continent riche dont on dit tout le temps que c'est le plus pauvre.

Pourtant, si la France n'a pas l'uranium du Niger, 50 % n'auront peut-être pas accès à l'électricité. La Côte d'Ivoire, elle, produit 40 % de cacao donc de chocolat dans le monde, le Ghana en produit 20 % et le Nigéria 15 %. 75 % du chocolat consommé dans le monde entier vient donc d'Afrique. Ce continent ne peut pas être pauvre. Même si on dit qu'il est pauvre, il n'est pas pauvre. Il est simplement rendu pauvre parce qu'on l'exploite. Je voulais chanter mon continent.

Les braquages de pouvoir que vous dénoncez, avez-vous bon espoir qu'ils se terminent bientôt en Afrique ?

Tiken Jah Fakoly : Ils vont se terminer si le peuple prend conscience et si le peuple s'y oppose. Si le peuple ne s'y oppose pas, c'est comme quand quelqu'un vient braquer votre banque et que vous ne dites rien, ils vont prendre tout ! Si le peuple dit non, qu'il entend mon message et qu'il s'oppose aux braquages de pouvoir, il n'y en aura pas. Ma mission est d'interpeller le peuple, mais je ne peux pas faire le travail à la place du peuple.

Il y a eu braquage au Congo, braquage au Gabon, braquage au Togo, braquage au Tchad, et braquage en préparation au Cameroun, puisque le président du Cameroun est très vieux, et que son fils se prépare à prendre sa suite. Il y a aussi braquage en préparation en Guinée équatoriale, puisque le fils du président est vice-président. Ça veut dire que quand le président va mourir, c'est le vice-président qui risque d'être là. Il y a déjà eu des braquages et il y a des braquages en préparation. Mon rôle, en tant que reggaeman, c'est d'interpeller, de dire « Attention, il y a braquage, attention », et c'est ce que je fais à travers ce titre-là, « Braquage de pouvoir ».


N'avez-vous pas peur de risquer votre vie, comme vous dénoncez des vérités qui fâchent et que vous prenez des risques à travers vos chansons ?

Tiken Jah Fakoly : Oui, j'ai peur, parce que j'ai une famille ; j'ai peur, parce que j'ai des responsabilités, j'ai peur, parce que j'aime la vie. Mais je me dis aussi que Martin Luther King il avait peur ; Marcus Garvey il avait peur ; je me dis que Nelson Mandela il avait peur. Mais ils avaient des missions à mener. Le fait qu'ils aient accompli leur mission a changé le monde, a changé des choses. Si ma vie doit servir à réveiller des millions et des millions d'Africains pour que l'Afrique puisse avancer, je dirais que j'aurai vécu positivement, ma vie aura servi à quelque chose. Je ne peux pas vous dire que je n'ai pas peur, j'ai peur ; mais j'ai décidé de faire du reggae, je ne peux pas avoir un message différent de ce que je fais aujourd'hui.

Une autre chanson très marquante figure sur ce nouvel album, intitulée « Religion ». Croyez-vous que le message transmis par cette chanson va être bien compris, ou craignez-vous que ce morceau fasse l'objet de malentendus et de polémiques ?

Tiken Jah Fakoly : J'espère que le message va être bien entendu, puisque je n'ai rien dit de mal dans cette chanson. J'ai simplement dit que la religion doit être cool, mais qu'elle est quelque fois folle. Ce n'est pas simplement la religion musulmane, cela concerne toutes les religions. Il y a quelques années, en Irlande du Nord, les catholiques et les protestants s'envoyaient des bombes. Aujourd'hui, des gens qui se disent musulmans placent des bombes pour tuer des innocents, pour faire des orphelins ou des parents traumatisés. Pour moi, ce n'est pas de la religion, ça. La religion elle est amour, la religion elle rapproche les gens, la religion elle parle de tolérance. Je ne fais que m'exprimer sur le sujet, et j'espère que les jeunes vont entendre ce message et qu'ils vont refuser lorsqu'on va leur demander de placer des bombes.

À quel point vous impliquez-vous dans la direction artistique de vos clips ? À quel point proposez-vous des idées au moment du tournage des clips ?

Tiken Jah Fakoly : Effectivement, pour la première fois de ma carrière, je me suis impliqué dans le tournage des clips. Avant, je laissais mon staff faire, mais j'ai décidé de m'impliquer dans le choix des lieux. J'ai décidé d'être là quand on a écrit le synopsis de mes clips, et je suis très fier, puisque je vois que j'apporte quand même des idées que les gens trouvent positives. Mais en 25 ans de carrière, c'est seulement maintenant que je m'implique vraiment dans le tournage et le scénario de mes clips. Je suis très content de faire ça, j'aurais dû le faire depuis très longtemps d'ailleurs.


Vous avez collaboré avec Scotty, un jeune ingénieur du son ivoirien vivant comme vous au Mali. Comment se passe le travail avec lui ?

Tiken Jah Fakoly : Ça se passe vraiment très bien. Je vous dirais même que c'est lui qui a fait le noyau de cet album, puisque nous avons fait la maquette dans son petit studio à Bamako, et il y a même deux titres qui ont été enregistrés dans son studio, « Gouvernement vingt ans » et « Colonisé ». Je pense que c'est un jeune qui a vraiment beaucoup d'avenir, et c'est pour cela d'ailleurs que je travaille avec lui. Je pense qu'il mérite d'être connu ; c'est un génie pour moi ce garçon, c'est un génie.

Comment s'appelle le nom de son studio ?

Tiken Jah Fakoly : Je n'ai jamais retenu le nom de son studio. C'est une bonne question (rires), parce qu'il n'y a pas de nom qui est écrit, il n'y a pas de nom devant le studio, et je n'ai jamais posé la question non plus. C'est vraiment un tout petit studio qu'il a, et je ne sais même pas s'il a mis un nom.

Considérez-vous que vous faites déjà de la politique à travers vos chansons, ou envisagez-vous un jour de vous engager encore vraiment en politique ?

Tiken Jah Fakoly : Je pense que le reggae a toujours rimé avec la politique. Depuis Bob Marley, le reggae a toujours dénoncé les manipulations des hommes politiques, le reggae a toujours pris la parole pour le peuple. Donc, pour moi, on ne peut pas faire de reggae sans parler de politique. Mais, je ne fais que parler de politique, je ne veux pas faire de la politique. Je n'envisage donc pas de faire de la politique, je n'envisage pas de faire quelque chose que Bob Marley n'a pas fait, puisque c'est lui mon idole, c'est lui mon exemple.

Remerciements chaleureux à Tiken Jah Fakoly, ainsi qu'à Clara Smal et Ricardo Davis de chez Wagram Music. Je remercie aussi pour Youri Lanquette pour sa très belle photographie de Tiken Jah Fakoly, intégrée dans cette interview.

ZOOM

Une Afrique idéale

En quelques phrases, pour finir, quelle serait votre vision d'une Afrique idéale, d'une Afrique telle que vous en rêvez ?

Tiken Jah Fakoly : Pour moi, l'Afrique idéale c'est une Afrique unie. Nous sommes 54 pays. L'Union européenne se constitue de 26 ou 27 pays. Les Etats-Unis, ce sont 50 ou 52 états. Nous, nous sommes 54 pays, et nous avons la majorité des matières premières dont les pays dits développés ont besoin pour continuer leur développement. Nous sommes derrière, parce que nous sommes désunis et divisés.

Le jour où les 54 pays vont se mettre ensemble, tout le monde sera obligé de nous respecter, tout le monde sera obligé de nous écouter, parce que nous sommes une puissance économique. Nous avons une population très importante, donc, au niveau de tout ce que les gens fabriquent, c'est un grand marché. Notre population est très jeune en plus. Donc, pour moi, l'Afrique a un potentiel incroyable. L'Afrique de mes rêves, c'est l'Afrique unie qui sera puissante en face des Etats-Unis, en face de la Chine, en face de la Russie, et en face de l'Europe.

Matthias Turcaud