Poèmes / congo-brazzaville

ÉMERAUDE KOUKA, la poésie n'est pas une pub Nestlé

Kemet / Le Lys Bleu

Vive les mots coruscants !

Avec deux recueils, le poète brazzavillois Émeraude Kouka a prouvé toute sa foi en la poésie et sa volonté de développer une écriture très singulière et originale.

Nous avons échangé avec lui autour de son parcours et de quelques-unes de ses recettes d'écriture.

Comment êtes-vous devenu poète ?

Émeraude Kouka : Par la contrainte. Tout commence en 2014, alors que je traînais déjà des années de pratique de l'écriture, à l'issue desquelles j'accumulais les ratures et que je déchirais toutes les feuilles de mes cahiers. Je nourrissais l'ambition d'écrire un roman depuis mes années de lycée et je ne comprenais rien à la poésie. Je n'avais même jamais lu un recueil de poèmes en entier. L'écriture poétique me paraissait inintelligible, difficile à comprendre, peu accessible et même ennuyeuse.

En 2014, je fais la rencontre de l'écrivain congolais Pierre Ntsemou, qui animait des ateliers d'écriture à l'Institut français de Brazzaville. Je prends part à quelques ateliers et il aborde la poésie avec les règles de la versification. Je retrouvais là la bête noire de mes années de lycée. À la fin d'une séance, Pierre Ntsemou avait exigé de nous que nous produisions un sonnet classique régulier pour le prochain atelier. J'avais commis, avec toute la peine du monde, un sonnet en décasyllabe, plutôt apprécié par le moniteur et aussi des amis slameurs, membres du collectif Styl'oblique Brazza. Ces éloges m'ont encouragé. Mon deuxième poème n'était pas aussi bon, et j'en ai eu des critiques suffisamment acerbes pour me faire prendre conscience de mon réel niveau. J'ai alors décidé de lire des poètes et j'ai écrit de la poésie comme un drogué pendant trois bonnes années, pour pouvoir me trouver un tempérament, un style, qui soit à la hauteur de mon exigence.

Plus tard, je crois qu'une sorte de magie s'est opérée, il était temps pour moi de proposer quelque chose aux lecteurs. J'ai envisagé d'écrire les poèmes qui constituent mon premier recueil, "Hérésiarque toute la lyre", assez évocateur de ma démarche artistique, tant au niveau du titre qu'au niveau de l'épigraphe et des hardiesses formelles.


Pourriez-vous nous expliquer le titre de votre recueil "À biste de nas" ?

Émeraude Kouka : "À biste de nas" est une locution adverbiale qui vient de l'occitan « a vista de nas » et veut dire « approximativement », « sans mesure précise », « au pif », « au doigt mouillé », « à la billebaude », « intuitivement ». Quand on lit ce recueil après le premier, on remarque assez vite une rupture formelle. Autant avec "Hérésiarque toute la lyre", l'obsession de l'alexandrin est remarquée dans quasiment tous les poèmes, avec un souci de la rime et une préférence pour le sonnet, autant "À biste de nas" est écrit de façon plus libre, plus prosaïque.

Les textes de mon premier recueil sont le fruit d'un travail laborieux, sur la syntaxe, le vocabulaire et la versification. C'est le fruit de plusieurs heures de travail. Avec "A biste de nas", je me suis amusé à écrire sans trop réfléchir, en moins de dix minutes souvent ; le but étant de saisir l'instant, de me laisser aller à un épanchement lyrique sans réelle volonté de polir le texte.

D'où vient votre inclination pour les mots rares ou compliqués ?

Émeraude Kouka : Je recherche bien souvent quelque chose de coruscant, c'est-à-dire un style qui se singularise par le choix de particularités lexicales, allant jusqu'aux expressions régionalistes et aux archaïsmes, ainsi que quelques manipulations morphosyntaxiques. Mais ce n'est pas tout. Au-delà de la rareté du mot, qui donne une teneur savante au texte, au-delà même de la sémantique qui en justifie l'emploi, il y a la musicalité et la justesse du propos. Je suis à la recherche des mots qui s'aiment, et qu'importe si les vocables échappent à l'usage courant. Le vocabulaire, je pense, élargit le champ des possibles. Il y a dix-mille façons de dire les choses comme il y a dix-mille mots pour le faire.

Et, bien entendu, les mots ne sont qu'un trait caractéristique de mon écriture. Je suis également très marqué par l'usage des tropes. Les métaphores, les allégories, les métonymies et autres périphrases sont autant de figures d'analogie qui se greffent à mon expressivité.

Écrivez-vous avec un dictionnaire ? "Acratopège", "impéritie", "heureusetés" et "agelastes" font-ils partie de votre vocabulaire quotidien ?

Émeraude Kouka : L'usage de particularités lexicales dans mes textes est sans doute le fait de mon innutrition. Je note les vocables nouveaux, les citations et tout ce qui me nourrit intellectuellement. Au moment d'écrire, certaines choses me reviennent exactement lorsque j'en ai besoin. Et le dictionnaire peut aider à se rassurer sur le sens des mots. C'est pourquoi je ne parle pas comme j'écris.

Cela revient-il à dire que vous pensez qu'il faille fournir des efforts pour comprendre et apprécier de la poésie ?

Émeraude Kouka : Le lecteur, traditionnellement, est un profane. Il doit ensuite s'élever au niveau de celui qu'il lit. Cette sorte de verticalité ne plaît pas à tout le monde, mais il me semble que moi également j'ai dû m'ouvrir à l'univers d'Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, de Tchicaya U Tam'si ou d'Aimé Césaire. La compréhension de ces auteurs ne m'a pas été servie avec la facilité d'une pub Nestlé le soir avant un feuilleton.

Vous semblez avoir fait vôtre l'adage de Saint John-Perse : "Poète est celui-là qui rompt pour nous l'accoutumance" ?

Émeraude Kouka : Evidemment ! On parlait du mot « acratopège », qui veut dire banal, commun, ordinaire, et il trouve tout son sens ici. Etre poète, c'est bannir l'acratopège. Le langage du poète est tout sauf coutumier.


Comment l'inspiration vous vient-elle habituellement ?

Émeraude Kouka : Par intuition. Au cillement d'yeux d'une jolie femme, à la contemplation du crépuscule naissant, chaque fois, en tout cas, que je me rends disponible à ces états dont on fait continûment l'expérience, mais qu'on ne parvient ni à saisir, ni à transcrire, je sens le poème émerger. C'est pourquoi mes textes sont essentiellement lyrique.

Comment avez-vous collaboré avec vos deux éditeurs, les éditions Kemet et Le Lys Bleu ?

Émeraude Kouka : Ce sont de jeunes maisons d'édition, qui font du compte mixte. Certainement pas la meilleure offre qui soit, quand on veut avoir de la reconnaissance, mais sans doute les rares espaces où les poètes peuvent encore s'exprimer loin du carriérisme qui réduit le livre à un objet commercial et l'auteur à une figure médiatique. Avant ces collaborations, j'ai essuyé des dizaines de refus d'éditeurs français et québécois, parce que, disaient-ils, mes textes n'entraient pas en résonance directe avec leurs priorités éditoriales. Les plus honnêtes me disaient, même hors cadre formel, que la poésie se vend peu et que je ne suis pas assez connu. Un éditeur parisien m'a fait l'injure de me dire qu'il ne publiait pas d'essais, ça en dit long sur l'attention que les éditeurs peuvent porter sur un manuscrit envoyé par la poste. Mais bon, j'en ai fait une austère expérience mallarméenne. Mallarmé pensait que le poète n'avait pas à ambitionner la popularité. Adorateur du beau, inaccessible au vulgaire, il doit pouvoir se contenter des suffrages du sanhédrin de l'art.

Est-ce difficile selon vous d'être poète en 2022 ?

Émeraude Kouka :Je vais encore citer Mallarmé, qui, en son temps, pensait déjà que le sort d'un poète, à une époque qui ne lui permet pas de vivre de son art, est celui d'un homme qui s'isole pour sculpter son propre tombeau. Aujourd'hui, entre la propension des éditeurs à ne publier que des célébrités ou des copains, l'indifférence de la presse et parfois même du public, qui dicte un peu la règle sur le marché du livre, être poète c'est accepter une tâche sisyphéenne. Et ce n'est pas le regard d'un poète habité par l'aigreur de son insuccès. Alain Mabanckou, dont la notoriété n'est plus à faire, dresse une diatribe plus caustique que la mienne, dans une "Lettre ouverte à ceux qui tuent la poésie", prélude à son œuvre poétique "Tant que les arbres s'enracineront dans la terre", parue en 2004 chez Mémoires d'encrier.

Vous êtes critique d'art en plus d'être poète. Qu'attendez-vous d'une œuvre d'art généralement ?

Émeraude Kouka : Sa dimension ontologique. Qu'elle soit une allégorie de l'être, du vivant, de l'humain, avec ce qui le constitue et fait de lui, pour dire comme le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, un « co-créateur du monde qu'il a mission de porter à son achèvement » ; laquelle essence n'est pas à considérer comme un état, mais bien comme une inquiétude, une question, qui interroge sa condition et engage son devenir.

 

Vous êtes membre du comité artistique du festival Kokutan'Art, pourriez-vous nous en parler ?

Émeraude Kouka : Le festival Kokutan'art, qu'on appelle aussi Rencontre Internationale de la Photographie d'Auteur de Brazzaville, est un festival organisé chaque année par l'association Mbongui Art Photo. C'est un jeune festival, qui n'a connu jusqu'ici que deux éditions – la troisième étant prévue pour l'année prochaine. Le principal but du festival est de promouvoir la photographie d'auteur à Brazzaville. Cela passe par une exposition internationale autour d'une grande question contemporaine. L'année passée, les photographes ont exposé sur le thème « L'Afrique en face » et cette année « L'Afrique qui vient » (ce deuxième thème est notamment tiré d'un texte du philosophe camerounais Achille Mbembe, extrait des actes du colloque "Penser et écrire l'Afrique aujourd'hui", organisé par Alain Mabanckou en 2016 au Collège de France). Ces expositions ont rassemblé des photographes du Congo, du Cameroun, de la Belgique, de la France, du Maroc, du Mali, du Niger, du Rwanda, de la Suisse, de la RDC, du Gabon et du Togo.

Cela passe également par des ateliers de photographie, animés par des chevronnés de la photo, par des conférences autour de la communication digitale, du droit de la propriété intellectuelle et de l'histoire de la photographie. Ces conférences sont, bien entendu, présentées par des professionnels de la communication, des juristes et des universitaires. C'est donc un moment d'échanges intellectuels, qui justifie bien le titre : Kokutan'art, vient du lingala « Kokutana » qui veut dire « se rencontrer ».

Quels sont les poètes ou écrivains du continent africain qui vous ont particulièrement inspiré ?

Émeraude Kouka : J'ai lu un peu de tout, et l'auteur et le lecteur que je suis aura du mal à parler d'écrivains qui m'aient inspiré. Je cite souvent Mallarmé parce que je me reconnais dans sa conception de l'art poétique. Je pourrais bien parler, puisqu'il faut citer des Africains, du poète Jean-Baptiste Tati-Loutard, dont je présente une citation en épigraphe du recueil "Hérésiarque toute la lyre". Son discours sur « la poésie nègre » m'a aidé à me situer et assumer mon tempérament, à un moment où tout le monde trouvait mes textes franchouillards, pas assez africains, ataviques. Tati-Loutard, dont la poésie est fortement imprégnée de sa culture vili, démontre bien, dans sa postface aux "Poèmes de la mer", que le tempérament de l'écrivain est irréductible à l'hérédité raciale et aux conditions historiques et sociales.

Par ailleurs, je ne saurais parler d'influences littéraires sans évoquer Guy Menga. Son roman, "La palabre stérile", est mon premier contact avec la littérature. Après lecture de ce chef-d'œuvre, j'ai eu envie de partagé un imaginaire. Tout est parti de là.

ZOOM

Le statut de la poésie à Brazzaville

La poésie est-elle mise en valeur à Brazzaville ?

Émeraude Kouka : Oui, beaucoup. Avec la prolifération du compte d'auteur, il faut dire qu'il y a une surabondance d'auteurs et la poésie fait partie des genres littéraires les plus prisés. A cette forte production littéraire s'ajoute l'émergence du slam, de plus en plus populaire, qui suscite des vocations jeunes et donc une transmission de l'amour du bon vers aux collégiens et lycéens. C'est sans dire que dans un festival de théâtre, notamment Mantsina-sur-scène, qui est le plus grand que nous ayons, une part belle est faite aux lectures de textes d'auteurs affirmés et d'inédits. Il y a donc un remuement créatif indéniable et des oreilles attentives.

En revanche, cet engouement n'est pas partagé par les libraires. Les rayons romans, essais et ouvrages scientifiques répondent à un besoin beaucoup plus grand. Au Congo, un poète se vend plus grâce à sa notoriété qu'autre chose. Le poète est un peu l'auteur que l'on connaît mais qu'on n'a pas lu.

Matthias Turcaud