Contes / cap-vert

Contos em Cabo Verde de Benvindo Semedo

Cet ouvrage s'est vu récompensé du prix Arnaldo França, lequel " vise à promouvoir le portugais " dans l’archipel.

Voici un recueil de contes cap-verdiens de l'auteur Benvindo Semedo, actuellement inspecteur de l’Education nationale à Praia.

La langue pratiquée ici se montre respectueuse des canons de l’esthétique traditionnelle, évacuant systématiquement néologismes, emprunts à d’autres créolismes. Toute trace de bilinguisme par insertion de termes étrangers dans le tissu du récit est bannie ; ce qui est une quasi-innovation si on pense à Baltasar Lopes qui introduit des anglicismes dans certains dialogues de son roman Chiquinho, à Jorge Barbosa ou à Onémiso Silveira qui dans son poème Saga, fait alterner les langue portugaise et créole (2).

Si la langue ici pratiquée se veut classique, la thématique qu’elle met en scène ne l’est pas moins. Chaque récit traite d’un fait divers. A lire le livre en totalité, on constate que cette catégorie regroupe deux sous-ensembles : le premier a trait aux événements qui ont marqué le quotidien d’une ville (généralement moyenne quant au nombre de ses habitants) ou d’un quartier ; le second est axé sur une critique virulente de la corruption dans les hautes sphères du pouvoir politique.

Examinons d’abord les faits divers qui ressortent de la première sous-catégorie. Le recueil s'ouvre sur la chronique de la mort de Léon de Pontinha ; pseudonyme qui désigne un jeune homme à la musculature impressionnante, aux tatouages rutilants qui semait la terreur parmi les gens sur la place de l’église le dimanche matin lorsque tout le monde sortait de l’office. Il tombera sous les balles de Zé de Belinda, un policier chargé du maintien de l’ordre, lequel sera sanctionné par dix-huit mois de prison. Pour cet assassinat car Léon a été tué de sang froid (p 26). Les autres nouvelles rapportent des drames similaires : telle mère de famille ne sort jamais de la maison car son mari la punit et elle en perd la raison malgré l’attention que lui portent sa fille et sa sœur ; ce n’est qu’après son décès que celle-là connaîtra le pourquoi de cette solitude forcée par une lettre que celle-ci détenait depuis longtemps.


La brutalité exercée sur une personne par une autre peut avoir diverses origines. Ce peut être pour une raison personnelle, intime. Marcos Rodrigues, le protagoniste du récit qui clôt le livre, est un fonctionnaire qui occupe un poste important. Mais depuis qu’il a appris que sa fiancée avait encore des rapports avec son ex-amant, il a perdu toute retenue. Il la frappe chaque fois qu’elle découche et tombe dans le malheur, d’autant que son père a toujours déconseillé cette union à son fils. Le hasard allait dynamiser la situation : un jour que Marcos rentrait du travail plus tôt que prévu, il découvre que l’amant de sa promise n’est autre que son propre père. Il noie sa peine dans l’alcool, devient très agressif avec les collègues et finit par se jeter du pont le plus élevé de l’île de Santiago (p 187).

Les déboires financiers peuvent aussi entraîner la mort d’une tierce personne même si elle n’est pas responsable de cet état de fait. Daniel Fialho, fils d’un riche propriétaire, se veut à la page. Lycéen, il s’intéresse à la mode masculine. Etudiant, il parage une chambre avec un cousin qui l’initie à la drogue. A la mort subite de son père, il prend la direction des affaires et accumule les erreurs. Bientôt la banque place une hypothèque sur tous les biens y compris sur la maison d’habitation de la veuve qui finira par être saisi. « Le patrimoine tombe dans le précipice » (p 169). ; la mère se rend compte qu’elle a été abusée durant des années par son fils ; elle trépasse à la banque d’une chute de tension abrupte (p 173).

Dans une autre chronique, il est question d’un jeune maçon qui, par un travail acharné, devient propriétaire d’un lopin de terre et d’un jardin potager. Mais il meurt d’une appendicite aiguë. Dès lors, son épouse et ses trois enfants connaissent la misère. Sans travail, sans projet professionnel, elle mettra fin à ses jours (p 159).

La violence physique se présente parfois sous forme de violence morale. Ainsi, Selma, une brillante pédagogue qui parvient à dynamiser le milieu éducatif de la section académique dont elle est responsable, se voit mutée de manière autoritaire à la suite d’une cavale relayée par la presse locale qui l’accuse d’être lesbienne (une vidéo anonyme circule parmi les lecteurs). Mais en fin de compte, Selma sera maintenue à son poste car une association d’élèves dénonce cette attitude machiste.

L’histoire narrée peut donc connaître une fin heureuse, et celle-ci est due au pur hasard. On en veut pour preuve les difficultés que rencontre Innoçencia, la mère de Decio, pour loger son fils, puisqu’il doit s’inscrire au lycée Domingo Ramos. Elle se rend chez des gens de sa belle famille qui habitent à proximité de l’établissement mais ils refusent les uns après les autres. C’est ici qu’ "un miracle se produit" (p 93) : Decio réclame un ballon pour jouer. Sa mère refuse et explique à la vendeuse les difficultés qu’elle rencontre présentement. La première propose d’héberger Decio qui, donc, vivra parmi ses cinq enfants.

Dans cet ordre d’idée, le récit le plus émouvant est sans conteste celui intitulé l’amitié. Il conte l’affection née entre le narrateur, alors jeune adolescent et un mulet que son oncle avait offert à la maisonnée. Très vite, il est adopté par tous les membres de la famille. Une communication supra-langagière s’établit avec le jeune garçon et l’animal, chacun étant capable de saisir le sentiment de l’autre. Et avant de partir à Coimbra avec une bourse pour entamer des études de droit qui devaient lui permettre de devenir juge au tribunal, il rend visite à Ventoso – c’est ainsi qu’ on l’appelait, « il pleurait ; je le jure » écrit l’auteur qui conclut : « Je compris que mon frère avait gagné le droit de vivre éternellement en moi » (p 106).

Le second sous-groupe de textes évoqué plus haut est formé des deux récits intitulés A morte de Marcos Rodrigues et O caça Tacho. Le premier retrace l’itinéraire du protagoniste qui, ayant terminé son cursus universitaire en Russie, obtient le poste de directeur du cabinet après du Ministre de la promotion sociale et de la coopération. Cette position n’est pas due au hasard ; elle s’explique par le militantisme de longue date de ses parents au sein du Parti qui vient d’être réélu. Ce dernier ayant toujours servi les intérêts de la famille (179) – deux frères et deux sœurs de Marcos occupant, eux aussi, des postes de responsabilité (ibid). La proximité vis-à-vis des leaders politiques du moment est donc une condition sine qua none de la réussite sociale.

Partant de cette constatation, qui veut atteindre le sommet en matière de promotion socio-professionnelle doit être prêt à bousculer certaines règles les plus élémentaires de la morale la plus communément admises. Dès lors, il n’ y a plus de limites ; on le voit avec la seconde nouvelle mentionnée dans laquelle le narrateur qui s’identifie au personnage principal est de retour dans son village natal. A l’aéroport de Praia, il rencontre Castinho, un ancien ami qu’il avait perdu de vue et qui était aujourd’hui ministre de la santé après avoir exercé la médecine sur l’île de Fogo. Une ancienne connaissance, Sandra da Lomba, députée du Parti au pouvoir, lui dévoile la façon dont Castinho s’y est pris pour accéder à ce poste. Il était très lié à celui qui est devenu Président car ils avaient séjourné avec Castinho, au Venezuela durant dix ans (p 132). Il avait fait en sorte que son épouse se trouve dans la chambre d’hôtel du Président, une caméra les avait filmés. Lorsqu’il s’est agit de nommer les membres du gouvernement, la femme de Castinho a suggéré le nom de son mari pour occuper les fonctions de ministre dans le domaine sanitaire. Proposition immédiatement acceptée pour éviter le scandale (p 141). Chantage et menaces se révèlent donc payants ; la fin souhaitée justifiant les moyens employés, y compris les plus honteux.

Ces deux textes semblent se détacher des autres par leur thématique et leur portée critique. Faut-il, pour autant, distinguer frontalement le fait divers ici abordé dans la majeure partie du livre de Semedo et le fait politique, borné dans ces deux récits à des phénomènes de corruption ? Dans un travail qui a fait date (3), Roland Barthes répondait par l’affirmative, faisant du fait politique une structure ouverte, renvoyant « à une situation extensive qui existe en dehors de lui, avant lui et autour de lui » alors que le fait divers « contient en soi tout son savoir et ne renvoie qu’à lui-même ». Mais l’opposition n’est que de façade quand on lit les Contos car les faits sont enregistrés sur un mode unique et parfaitement neutre. Que ce soit le suicide, le harcèlement ou tout autre comportement rédhibitoire, rien de cela n’est vraiment étonnant dans la mesure tous les événements qui se rattachent à ces comportement sont perçus comme banals par un lecteur d’aujourd’hui tant la presse et les médias lui proposent, sous de multiple variantes, des compte-rendus relatant des faits de ce genre. L’inattendu, le non fréquent n’ont plus cours ; ce qui pourrait être objet d’étonnement qu’il soit positif (les retrouvailles du narrateur et de Castinho) ou négatif (suicide de Marcos) passe pour son contraire parce qu’il est rattaché à des situations antérieures, mémorisées et marquées du sceau du déjà-vu et du déjà-connu. Appréhendé sous cet angle, les récits de Semedo relèvent non d’un genre littéraire stricto sensu mais du genre journalistique. Ils rapportent ce qui s’est passé en se tenant au plus près des données objectives.

On notera toutefois l’intervention du narrateur quant à l’interprétation des données enregistrées. Par exemple, dans la chronique qui ouvre le recueil, le narrateur propose une explication des rixes suscitées par le protagoniste : les amateurs de « films légendaires » (p 17) de karaté s’identifient à Chuck Norris et à Bruce Lee et tentent de rejouer leurs exploits sur la place de l’Église devant les fidèles qui viennent d’écouter la messe et qui sont donc les spectateurs involontaires de ces combats sanglants. Léon de Pontinha, connu de tous par ses talents de bagarreur « la force, le respect personnalisé pour les uns ; pour les autres, il représente la terreur, l’arrogance » (p 20). L’auteur de l’histoire racontée s’immisce ainsi dans le compte-rendu des événements. De la même manière, quand Marcos Rodrigues constate son cocuage, il ne veut pas connaître celui qui l’a supplanté mais il nourrit une haine farouche envers sa femme (qu’il rosse copieusement) et pour son amant, Et l’auteur de faire remarquer que cela « fait ressortir son côté sauvage, émotionnel, son instinct » (p 181).

Ce faisant, on assiste à un transfert du genre journalistique en tant que type de production textuelle au genre romanesque, lequel nécessite une succession d’actions des personnages dans la durée ainsi qu’une mise en intrigue pour donner sens à ce continuum d’actions (4). En bref, chaque chronique est matière à un roman car elle en fournit les participants, leurs modes d’agir, de réagir et de penser, en même temps qu’elle donne la clé de lecture (ou l’une d’elles, parmi plusieurs possibles) de l’histoire narrée. Ici, on remarque le côté actuel de l’oeuvre de Semedo : la modernité de ces textes n’est pas sensible au niveau de la langue comme nous l’avons noté plus haut, elle se manifeste aussi dans le fait que certains sujets abordés ne sont pas d’emblée appréhendés selon certaines croyances ancrées dans l’imaginaire des autochtones mais sont traités sans référence à cet arrière-fond extra-rationnel basé sur la croyance dans l’efficacité de pratiques de sorcellerie, d’envoûtement. (5) « Comment se fait-il que Dona Palmieri ait perdu l’esprit ? Qui lui a volé le jugement ? (p 28) demandent les voisins de cette dernière. La question restera sans réponse car la récit s’oriente dans un « couloir de sens » (6) relevant d’une autre culture, en l’occurrence, occidentale. Contrairement à nombre d’auteurs africains, Semedo fait table rase des relents de sa culture d’origine et adopte délibérément les modes de description propres à la positon énonciative des écrivains européens, tant au niveau linguistique qu’au regard de la perspective d’ensemble par laquelle est envisagé le fait divers. Cela autorise à considérer cet auteur comme un écrivain portugais à part entière.

ZOOM

Notes

(1) Benvindo Semedo : Contos em Cabo-Verde - Imprensa nacional - Casa da Moeda - Lisboa - 2000.
(2) Onésimo Silveira : Saga - Revista Claridade, n° 8 - Mai 1958 - p 70. La volonté de réhabiliter le parler local se lisait dès le premier numéro de cette revue pionnière et ce, au niveau de la couverture puisque deux textes de finaçom, genre musical très en vogue (à l’époque) dans l’île de Santiago, écrits en créole.
(3) Roland Barthes : Structure du fait divers (1964) in Essais critiques - Seuil - 1964.
(4) Barthes parle ici de « fragments de romans » (ibid) bien que l’expression concerne non le fait divers mais l’information politique - les deux notions étant radicalement opposées chez cet auteur.
(5) Voir les remarques de Marc Lits sur la presse africaine francophone eu égard aux phénomènes de sorcellerie et, d’envoûtement in Le fait divers, une notion intraduisible - Revue Hermès- 2007 - n° 49 - p 111.
(6) Jacques Derrida : La pharmacie de Platon - Revue Tel Quel - n° 32-33 - 1968. Cité d’après la réédition in Platon : Phèdre - traduction e introduction de Luc Brisson - GF Flammarion - p 295.

Pierrette et Gérard Chalendar